— Par tout hasard, votre tribunal embaucherait pas à la cantine ? Mes frites sont très bonnes et je me débrouille pas mal avec mes sautés de légumes !
— Il n'y a pas de cantine au tribunal, répondit calmement Lorelei.
La brune suivit de son regard nonchalant l'ancienne cheffe de l'hôtel Rêve ; elle tournait en rond dans sa cuisine en nettoyant et rangeant son désordre. Son évier contenait tout un tas d'assiettes sales desquelles des sauces tantôt rougeâtres tantôt gluantes s'écoulaient, répandant une odeur nauséabonde. Elle releva ses manches dans un geste nerveux, dévoilant des arabesques tatouées sur sa peau. Souvent elle remettait en place les mèches rasées de ses cheveux courts sur son crâne en jetant l'éponge grasse, même quand l'eau ruisselait sur ses mains. Celles-ci s'agitaient en une cadence routinière, elle effectuait des mouvements machinaux tout en posant des questions inutiles à Lorelei qui ne manquait pas de noter la pile de CV imprimés sur la table.
Par la suite, sans que Lorelei n'ait eu à l'interroger, la cuisinière commença à raconter à quel point ses plats étaient délicieux. Afin de montrer l'exemple, elle décida de préparer une collation à la Procureure qui préférait attendre en silence et observer les habitudes et les manies de cette femme. Elle sortit la pâte qu'elle avait faite plutôt dans la journée, essuya les restes de farine qu'elle avait négligemment oublié dans le coin de son plan de travail et elle retourna sa première crêpe. La cheffe jeta lourdement sa spatule sur une assiette plate et elle s'éloigna un peu du gaz. Elle se débattit avec son paquet pour en sortir une précieuse cigarette longue et attrapa rageusement son briquet orange ; la flamme bondit et elle aspira une première bouffée.
— Fumez-vous souvent en cuisinant ? demanda la Procureure sans une once d'émotion ou de jugement. Ce pourrait être dangereux.
— Ne me regardez pas avec vos petits yeux de chienne sournois, soupira la cuisinière dans un parler qui lui était propre. Vous ne dites peut-être pas votre idée à voix haute, mais je sais clairement ce que vous pensez. Pour votre information, je ne suis pas à l'origine de l'incendie. Eh oui, je fume souvent pendant que je cuisine, mais j'ai toujours fait attention et rien n'est jamais arrivé. N'essayez pas de me faire porter le chapeau !
— Je sais, rétorqua Lorelei. Si vous étiez la responsable, je ne converserais pas avec vous, puisque vous auriez été tuée dans l'explosion. Ce qui m'oblige à me poser quelques questions. Notamment au sujet de votre absence en cuisine. D'après votre emploi du temps, vous auriez dû être dans l'espace de restauration au moment du drame, ainsi que le reste du personnel. Il n'y avait pas non plus de pause prévue. Pouvez-vous expliquer ça ?
— Je vais vous dire ce qu'il s'est passé ce jour-là ! trancha sérieusement la cuisinière d'un ton las, en se concentrant sur ses crêpes. En préparant le déjeuner, nous avons senti le gaz et nous avons tout arrêté. Nous avions l'odeur dans le nez, alors nous sommes sortis dans la cour pour respirer un peu. Et boom, l'explosion ! Nous avons survécu parce que nous avons eu beaucoup de chance. Et c'était aussi du hasard. Je n'espérais pas à des félicitations pour avoir survécu, mais je ne m'attendais pas à ce que tout le monde nous pense coupable pour une raison ou une autre ! Nous sommes presque morts ce jour-là ! Heureusement que nous sommes partis à temps ! Les gens ne savent même pas de quoi ils parlent ! Ils me foutent en rogne ! Franchement, de quoi ils se mêlent ? Comment est-ce que nous aurions pu déclencher l'explosion sans être dans la pièce ? N'importe quoi...
— Je comprends tout à fait, Madame. Ne vous inquiétez pas, les rumeurs disparaîtront petit à petit. Dès que l'enquête sera mise à jour, les expertises et autres preuves permettront d'éliminer le soupçon sur vous. Supportez-le encore un peu.
— Vous êtes lents, déclara abruptement la cheffe.
Lorelei pouffa, mais ne la contredit pas. Son visage devint subitement fermé. La Procureure réfléchit à ce qu'elle venait de voir, tria ses pensées et remarqua un fait assez récurrent. En entrant chez la cuisinière, elle l'avait senti frêle et mystérieuse, comme si la femme cherchait à cacher quelque chose. Mais elle était clairement innocente. Qu'essayait-elle donc de dissimuler derrière ses manières rudes et ses traits renfrognés ? En fait, elle se sentait terriblement coupable, certes, mais coupable d'être vivante contrairement aux victimes. Sa mine terne et ses mots acerbes servaient de bulle protectrice. Elle tentait sûrement de ne pas songer aux morts, de ne pas se laisser dévorer par un terrifiant fléau : le mal-être du survivant.
Dans le cadre de son métier, Lorelei avait croisé beaucoup de personnes dont les vies seraient à jamais hantées par ce sentiment de culpabilité profonde, silencieuse, presque subconsciente qui leur ressassait encore et encore que des gens étaient morts à côté d'eux et qu'ils auraient pu faire partie de la liste des victimes. Ce n'était pas facile à accepter au début. Mais la sensation s'amenuirait peu à peu.
— Pourquoi ai-je l'impression que vous connaissez bien les fuites de gaz ? lança la brune, les bras croisés.
— Disons que nous nous sommes adaptés avec le temps.
— Donc, vous gériez régulièrement des fuites de gaz si j'en crois votre regard blasé.
— Oui. Et avant que vous me questionniez à ce propos, nous avons rapporté cette défaillance une dizaine de fois au patron. Des professionnels sont venus un jour, mais ils n'ont absolument pas réglé la situation. Nous avions pour ordre de tout stopper si nous sentions le gaz et de quitter la cuisine sur-le-champ. Ordres que nous avons suivis à la lettre.
Autrement dit, le directeur mettait en sécurité son personnel, mais il oubliait les clients. Lorelei commençait à cerner parfaitement Bremond. A chaque élément qu'elle apprenait sur l'hôtel, à chaque témoin qu'elle rencontrait, à chaque pièce apportée à l'enquête, elle y voyait de plus en plus clair et elle savait désormais quelle direction prendrait le procès. Car aujourd'hui elle était persuadée de traîner cet homme au tribunal, la Procureure se fichait royalement de son pouvoir et de son argent, ou de sa réputation. Se focalisant sur la cuisinière, une question décisive restait en suspens :
— Témoignerez-vous de ceci au procès ?
Sans une once d'hésitation, la cheffe opina vigoureusement de la tête.
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Lui qui veille sur elle
ParanormalQui ne rêve pas qu'un homme fort, beau et dévoué veille sur soi, à tout instant ? Pour Lorelei, il s'agit bel et bien d'un rêve éveillé. Depuis ses dix-huit ans, à son retour d'un coma, un homme la suit et la protège. Après plus d'une décennie ave...