Tandis que les secrétaires titubaient de fatigue, dormaient quasiment devant leur ordinateur et qu'elles enchaînaient cafés et thés, Lorelei marchait parfaitement droit du haut de ses talons rouge bordeaux à velours, elle n'arborait pas de cernes, ni aucun signe d'une mauvaise nuit, et elle buvotait tranquillement sa bouteille d'eau fournie par Alexander. Elle pénétra dans son bureau, plus fraîche que la rosée du matin, et elle adressa un sourire espiègle à Nathalie qui lui rendit une grimace affreuse.

— Désormais, ne te moque plus de mes diabolos menthe. Compris ? 

— Mais c'était mon anniversaire, bougonna la rouquine. 

— Tu rentreras plus tôt cet après-midi et je t'autorise à te reposer discrètement ici. En revanche, je ne veux pas de ronflements ! 

— Tu sais quoi ? T'es une bonne supérieure !

— Sans blague, pouffa Lorelei. Uniquement parce que tu fêtais ton anniversaire ! Que je ne te revoie plus dans cet état jusqu'à l'année prochaine !

Ayant une forte envie de café elle aussi, la Procureure se dépêcha de poser son manteau pourpre sur le dossier de sa chaise et elle trottina jusqu'à la salle de repos de l'étage inférieur — au sien, personne ne s'était décidé à créer cette salle, quelle injustice. Elle se prépara sa boisson sans sucre et remonta aussitôt. Habituée à regarder les personnes autour d'elle, Lorelei aperçut bien vite un homme qu'elle n'avait jamais croisé dans les couloirs du tribunal. Pour une raison incertaine, ses yeux s'accrochèrent aux siens et elle ne put s'en détacher. 

Pourtant, cet homme paraissait normal, voire banal, en tout point. Dans un costume sombre et à la cravate émeraude à rayures grises, sa marche démontrait son empressement ; il se dirigeait vers la sortie, il venait probablement de rencontrer un magistrat ici. Sa carrure laissait présager qu'il prenait soin de son corps sans qu'une musculature ne ressorte vraiment. Il portait également une chevalière et Lorelei ne comprit pas pourquoi ce bijou happa son âme un instant. Elle la fixa sans s'en rendre compte, les yeux exorbités et embués de doute. 

Elle ne se rendit pas compte de son arrêt brutal en plein milieu du couloir. L'homme l'avait remarqué, mais il supposait sûrement qu'elle se décalerait et qu'il passerait à côté d'elle comme on passe à côté des inconnus. Ceux qu'on oubliait. Mais, elle ne bougea pas d'un pouce et il se heurta légèrement à elle, surpris de son immobilité soudaine. Le choc ne la réveilla pas de sa torpeur, Lorelei scruta encore cette chevalière et son café glissa de ses mains faibles. Il se déversa entièrement par terre. Elle ne sortit toujours pas de sa transe et lui fut également chamboulé un instant à sa vue. Il l'observa à son tour et ne se gêna pas pour inspecter les contours de son gracieux visage. 

— Mon Dieu ! Pardonnez-moi ce blasphème, Seigneur, mais oh mon Dieu ! C'est quoi ces regards qui n'en finissent plus ? Vous me donnez des frissons, bouh ! 

Efficace pour se réanimer d'un coup. Lorelei fit volte-face vers Alexander qui les jaugeait l'un après l'autre. Sur ses lèvres, trônait un rictus de dégoût. Comme s'il était à deux doigts de vomir. Son intrusion déclencha un vertige à la Procureure et elle pouffa avant d'éclater en un rire cristallin. Elle s'éloigna du café qui serpentait droit sur ses chaussures et elle replaça méthodiquement ses mèches ébène, un brin perturbée. Le temps s'était stoppé. La terre n'avait plus tourné une seconde. Mais..., ce phénomène n'apparaissait que dans les films de romance niaise qu'elle adorait. Non ?

— Alexander appelle Lorelei, la terre appelle la lune ! ronchonna le brun de sa voix forte. Tu m'écoutes ? 

— Donc vous vous nommez Lorelei, chuchota l'homme, toujours planté dans le couloir en face d'elle. Quel prénom ! J-Je veux dire par là qu'il vous va très bien ! En-enfin, c'est que vous êtes un peu comme une sirène...euh...bref !

— Mon dieu ! soupira Alexander. Combien de fois vais-je blasphémer à cause de vous deux ? Monsieur, cette technique de drague est révolue depuis des années ! Mettez-vous à la page. Essayez plus tard...! Non, en fait, n'essayez pas plus tard. Ouste !

Les joues de l'homme s'empourprèrent et il balbutia d'autant plus, lançant un regard empli d'innocence à Alexander. Ce fut pire lorsqu'il se confronta aux yeux naïfs de Lorelei qui faisait la moue en attendant qu'il s'exprime correctement. Il ne cacha pas sa perplexité devant elle.

— Ce-Ce n'est pas une technique de drague ! Je ne me permettrais pas... Je voulais simplement dire que... Eh bien, v-vous ressemblez à une sirène. Pa-Par conséquent, le nom vous va bien. Voilà. Je...Je vais y aller. 

Brusquement, la Procureure perdit son ancrage dans ses iris vert profonds. Si profonds qu'elle s'y était engloutie volontairement sans penser au retour. Lorelei secoua la tête, aspirant à réordonner ses idées. Elle distingua sa silhouette élancée disparaître au coin du couloir et elle ne ravala pas sa déception. Sa moue s'agrandit et sa lueur s'amenuisa, alors qu'Alexander jubilait de victoire. Il n'aimait pas cet homme et se ravissait de son départ ! Son sourire parcourait une bonne partie de son visage et il gesticulait dans une danse de la joie saugrenue. 

— Qu'est-ce que tu fais ?!

Le cri de la sirène trancha l'air et Alexander se figea instantanément. Elle traversa l'étage, ne manquant pas de frapper l'épaule du brun au passage et détruisant ainsi toute sa satisfaction.  

— Je suppose que je dois nettoyer. Hein ? 

Elle était déjà repartie. La Procureure rejoignit son bureau, songeant distraitement à ce regard. Et à la chevalière aussi. Elle ne se demandait même pas pourquoi le bijou l'avait captivé. Nathalie ne releva pas son air absent quand elle éplucha ses mails. Elle n'ouvrit pas les nombreux messages, lisant seulement les objets sans une once de concentration. 

— Euh, Lorelei ? s'enquit Nathalie, en s'approchant d'elle. Le commissariat t'a envoyé un mail concernant un dépôt de plainte.

La Procureure quitta définitivement son trouble et se focalisa enfin sur ses mails. Elle ne trouva rien. Logique, puisqu'elle avait tout supprimé. Elle chercha dans la corbeille et un procès-verbal, plainte d'une victime, l'attendait effectivement. 

— Qu'a-t-elle ? s'interrogea Nathalie, de retour sur sa chaise. Elle n'a pas bu hier soir...

Cette rencontre l'avait secoué bien plus qu'une gueule de bois.

Lui qui veille sur elleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant