Chapitre 01- La naissance - Partie 1

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Mercredi 20 janvier 1993 vers 19h00 dans un pavillon d'une banlieue de la région parisienne.

    Cela faisait déjà presque huit ans que Georges Thomas et sa femme Patricia travaillaient à titre personnel sur un projet commun de conception d'une intelligence artificielle. Lui était docteur en mathématiques, tout comme elle, et bien que Patricia fût d'un an sa cadette, tous deux avaient soutenu leur thèse avec succès la même année, en 1981. Leurs thématiques de recherche présentaient des similitudes et cela avait fortement contribué à leur rapprochement. Il s'était passionné pour la théorie des jeux, tandis qu'elle s'était intéressée à l'aide multicritère à la décision. Pendant leurs études, ils furent également très influencés par Alan Turing, le mathématicien Britannique, pionnier de l'intelligence artificielle, ainsi que par les différents travaux qui découlèrent de la conférence de Dartmouth en 1956, aux États-Unis, qui concrétisa l'IA comme domaine de recherche à part entière. Ce fut donc tout naturellement que, doctorat en poche, ils se tournèrent vers cette discipline, alors en plein boum au début des années 80. Ensemble ils intégrèrent LAMSADE, le laboratoire d'Analyse et de Modélisation de Systèmes pour l'Aide à la Décision, à Paris Dauphine. Hélas, quatre ans plus tard, faute de résultats probants, l'engouement pour cette discipline fit place à la déception et de nombreux budgets furent réaffectés à d'autres projets de recherche. Le laboratoire où ils exerçaient ne fut pas épargné et leur projet sur l'IA fut suspendu.

    Patricia et Georges jugèrent arbitraire cette décision. Ils protestèrent avec force et furent à l'origine de plusieurs pétitions exhortant à la reprise des travaux. Ils allèrent même jusqu'à organiser l'occupation des laboratoires de l'université, instaurant des tours de garde et dormant sur place. Leur côté rebelle sûrement, ils s'étaient tellement investis dans cette aventure si prometteuse. Puis ils y virent une formidable opportunité de reprendre ensemble les développements sur l'IA à titre privé. Patricia était née en 1956, justement l'année de la conférence de Dartmouth, et Georges l'avait interprété comme un signe d'encouragement. Avec l'appui de leurs collègues, ils obtinrent l'autorisation de LAMSADE de récupérer la totalité des travaux réalisés par leur équipe de recherche, en particulier les notes et l'intégralité du code. Et c'est ainsi, qu'en 1985, une chambre de leur domicile fut reconvertie en bureau laboratoire pour être entièrement dévolue à la conception d'une intelligence artificielle. C'est étrange, mais souvent à cette époque beaucoup d'épopées technologiques avaient débuté dans des endroits assez sordides, comme un garage. Et assurément celle-ci, dans cette chambre à coucher d'une maison de la banlieue parisienne, ne dérogea pas à la règle.

    En ce début d'année 1993, leur projet d'IA avait pris la forme d'un empilement de onze machines de récupération à base de processeurs 386, l'ancien standard du moment pour les unités centrales des ordinateurs grand public. Pour piloter le tout, ils avaient investi dans une machine plus puissante intégrant un 486 DX2 66, qui fut rapidement remplacé par l'un des tous premiers serveurs à base de processeur pentium. Georges était fier de cette ingénieuse architecture parallèle de conception maison. Peu importait finalement, à Patricia et Georges, que la rapidité de traitement ne fut pas le point fort de cet assemblage, car ce n'était pas un objectif prioritaire. Ils étaient persuadés que, dans un avenir relativement proche, les progrès de la technologie leur permettraient de construire un système plus rapide et plus efficient. Il leur suffisait simplement de se montrer patients. Rien d'étonnant donc à ce que le couple soit encore très loin des performances qui étaient attendues dans les années 80, pour une IA. Les résultats obtenus en termes d'interactions homme/machine étaient, en revanche, impressionnants et Patricia y était pour beaucoup.

    Ce soir-là, Georges venait justement de finaliser un module de reconnaissance vocale, en grande partie développé par sa femme. Et il achevait de connecter le centre d'écoute et de la parole, comme il aimait à appeler l'ordinateur sur lequel était implanté ce nouveau module, au montage complexe faisant office d'IA. Dans cette phase de leur projet, Patricia et lui-même s'étaient beaucoup investis sur l'apprentissage autonome, et la reconnaissance vocale devait en être l'aboutissement. Il était incontestable que ce dispositif allait considérablement faciliter les interactions entre l'humain et la machine, entre eux et leur IA. Aussi Georges était-il passablement nerveux. Il faut dire qu'il s'apprêtait à lancer les scripts d'intégration automatique sur le serveur de contrôles et de pilotage, ultime étape pour que cette douzième machine fasse partie intégrante de leur système. Bien sûr les derniers tests avaient été plus que concluants. Mais cela ne le rassurait que modérément car, jusqu'à présent, ces tests avaient été réalisés sur une machine isolée du reste de leur infrastructure. Un échec à ce stade était donc encore parfaitement envisageable. Surtout qu'en huit ans, ils avaient eu leur lot d'échecs. Fort heureusement, cela n'avait jamais entamé leur détermination à poursuivre. Seule l'arrivée de leur fils Romain, en 89, puis celle de leur fille Manon, fin 92, les avait incités à être moins assidus sur leur projet, sans pour autant le négliger. Bref, Georges était fébrile. C'est d'une main tremblante, le souffle un peu court, qu'il s'empara du micro et prononça distinctement en détachant chaque syllabe :

M.I.AOù les histoires vivent. Découvrez maintenant