Chapitre 05 - L'accident - Partie 1

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    Antonio Pastor-Sanchez, qui venait de fêter ses soixante et un ans la semaine dernière, était originaire d'un petit village de la province d'Almeria en Andalousie au sud de l'Espagne. Il était chauffeur dans une petite société de transport, qui avait su prospérer à la faveur du formidable essor du potager de l'Europe. Aujourd'hui, il pouvait s'enorgueillir d'en être devenu le doyen depuis que le patron avait cédé la place à son fils. Sa grande débrouillardise lui avait permis de résister à l'inexorable montée en puissance de la concurrence des salariés venus des pays de l'est. De fait, il restait l'un des rares conducteurs de l'entreprise à être encore d'origine espagnole. Et cela faisait maintenant bientôt trente ans qu'il approvisionnait régulièrement le marché international de Rungis, près de Paris, en produits maraîchers de sa région, et principalement, en tomates cultivées sous serre. D'ailleurs, sa cargaison constituait son autre source de satisfaction, leur principal client s'étant récemment converti au bio. Certes, parcourir près de deux mille kilomètres en semi-remorque réfrigérée pour transporter des produits bio pouvait paraître antinomique, mais lui s'attachait plutôt à regarder le verre à moitié plein. Et dans l'attente d'un mode de transport plus vertueux, il estimait préférable pour sa région, de cultiver bio que de continuer, comme avant, à pomper toujours plus dans la ressource en eau, et à recourir toujours plus aux pesticides.

    Parti deux jours plus tôt d'Almeria, il pénétra aux alentours de deux heures du matin ce samedi 17 octobre 2015 dans l'enceinte du marché de Rungis. Il était heureux d'être enfin arrivé. Habituellement, il ne trouvait pas ce trajet jusqu'aux portes de Paris si éprouvant que cela. Mais, bizarrement, aujourd'hui il se sentait particulièrement vidé. Aussi, pressé d'en finir, il se dirigea sans tarder vers le secteur des fruits et légumes où sa cargaison de tomates bio était très attendue. Il ouvrit sa fenêtre pour chasser l'impression d'étouffement qui l'oppressait depuis son entrée en région parisienne. L'air frais sur sa peau lui fit un peu de bien et, malgré la fatigue, une pensée réjouissante lui traversa l'esprit. L'inauguration du nouveau bâtiment spécialement dédié aux produits bio, programmée courant de l'année prochaine à Rungis, allait notoirement faciliter son boulot. Assurément, cela lui permettrait de gagner du temps et de s'octroyer des temps de pause plus longs. Il en rêvait. Cette pensée le surprit, lui, stakhanoviste de la route et tellement habitué à rogner sur ses moments de pause. Mais justement, au plus profond de lui, il avait vraiment besoin de repos.

    — La vieillesse me rattrape, songea-t-il, affichant un sourire las.

    Comble de malchance, sa course ne s'arrêtait pas là. Après sa livraison, il devait poursuivre jusqu'au marché de gros de Lille pour récupérer une cargaison d'endives, de chicons comme ils disaient là-bas dans le Nord. Son entreprise avait accepté cette course pour un très bon client, ce qui leur permettait de ne pas rentrer à vide. Étonné, Antonio avait bien tenté de vendre à son patron l'idée que s'il y avait bien un lieu dans le monde où on ne devait pas manquer d'endives, c'était bien à Rungis. En plus, deux heures de trajet économisées, ce n'était pas neutre. Mais peine perdue, la marge réalisée sur ce client du nord était beaucoup plus intéressante. De surcroît, la vente avait déjà été actée, alors... difficile de revenir dessus. Antonio avait préféré ne pas insister. C'eût été en pure perte et dangereux pour sa carrière. Son ancien patron lui rappelait souvent que les temps étaient difficiles et que sans ses collègues chauffeurs roumains, l'entreprise aurait depuis longtemps mis la clé sous la porte. Lille serait donc sa prochaine étape, mais quand même, d'abord, un petit somme. Il le fallait.

    Pour l'heure, une manœuvre impeccable glissa sa semi-remorque réfrigérée au niveau du quai de déchargement qui lui avait été assigné. À peine les portes arrière ouvertes, que les palettes de tomates furent aussitôt prises en charge et subirent un contrôle allégé, néanmoins tout à fait rigoureux. Jamais il n'avait essuyé un refus de marchandises, il était donc confiant. Pour ses amis grossistes aussi c'était important. Sa cargaison devait être débarquée et proposée à la vente aussi vite que possible, les premiers clients arrivant parfois dès trois ou quatre heures du matin. Au fil des années, il avait noué de nombreux contacts avec les grossistes et le personnel de Rungis. Son éternelle bonhomie l'avait rendu très populaire. Un fois les opérations terminées, il déclina pourtant poliment l'invitation de Pierre, un cariste, son pote de toujours, qui lui proposait un petit déj, dans leur brasserie fétiche, toujours ouverte sur le site. Tellement fatigué, il préféra s'éclipser, ce qui lui valut bien des regards inquiets.

    — Oh frère, prends soin de ta santé, lui hurla même Pierre de sa voix de ténor, à lui qui n'avait jamais éprouvé de sa vie le besoin de rendre visite à un médecin.

    Et pourtant, quel soulagement ce fut lorsqu'il put couper son moteur sur l'un des parkings de Rungis. Il était un peu plus de trois heures trente, il programma son réveil pour cinq heures quarante-cinq, puis se ravisa et s'accorda quarante-cinq minutes de plus. Il sombra aussitôt dans un sommeil très agité.

    À l'heure dite, il eut beaucoup de mal à émerger. Il intégra même la musique de son réveil, à son rêve complètement loufoque et finit par réagir au bout de dix longues minutes, les yeux dans le vide à regarder le plafond. Il prit alors conscience de la nausée qui montait inexorablement en lui. Non, décidément, ce n'était pas la grande forme ce matin. Soudain, il dut s'extirper de sa couchette en catastrophe, se précipita à l'extérieur et vomit.

    — Maldita sea. ¿ Hombre, qué tengo ? murmura-t-il faiblement.

    Il resta là, la tête penchée en avant, un bras tendu et la main collée à son camion. Au bout d'un moment, respirant à fond, il s'empara d'une bouteille d'eau entreposée dans la portière et but une gorgée. L'eau fraîche le revigora. Il fut soulagé. Il la tenait, l'explication à toute cette fatigue. Il avait tout bonnement chopé une saleté de gastro. Apparemment, son déplacement sur Lille s'annonçait sportif.

    — Saloperie de gastro, finit-il par dire en tapant du poing sur la carrosserie de son camion.

    Il temporisa encore un moment, s'humecta le visage et le cou et but une nouvelle gorgée. Ce n'était toujours pas la grande forme. Après cette nuit agitée, il n'avait pas réussi à chasser la fatigue. Et chose impensable jusqu'alors, il envisagea même sérieusement de prendre quelques jours de vacances dès son retour chez lui. Cette simple idée le réconforta. Il avait indubitablement besoin de souffler un peu, au diable les allusions de son patron sur les chauffeurs roumains, bulgares ou ukrainiens. C'était un être humain, après tout, pas un forçat, tout comme ces travailleurs étrangers d'ailleurs. Après tant d'années passées derrière son volant, il pouvait bien prétendre à ces quelques jours de vacances. Porté par cette résolution, il grimpa vaillamment dans son camion et remit le contact. Le cadran lumineux dans sa cabine affichait déjà sept heures trente. Pour sûr, il n'était pas en avance. Mais il pouvait encore arriver avant onze heures pour réceptionner sa marchandise, dixit son GPS, qu'il venait de programmer. Se conformant aux directives de la voix féminine, il s'engagea sur l'autoroute A6b, puis emprunta le boulevard Périphérique. Après ce serait l'autoroute A3, direction Lille, puis l'A1 jusqu'à la métropole lilloise avant d'atteindre le marché de gros. Mais alors qu'il roulait sur le pont qui enjambait le réseau ferroviaire entre Ivry-sur-Seine et le treizième arrondissement de Paris, une fulgurante douleur lui enserra la poitrine, comme si son cœur était subitement pris dans les mâchoires d'un étau. Il fit une violente embardée sur la gauche, projetant contre le parapet un véhicule qui le doublait. Il entendit l'horrible plainte de la tôle froissée. Pour lui, un accident était synonyme de licenciement immédiat. Aussi, cherchant désespérément à limiter les dégâts pour son poids lourd, il raffermit instinctivement sa prise sur le volant et contrebraqua énergiquement pour redresser sa trajectoire. Malheureusement, son mouvement mal contrôlé fut trop ample et le camion se retrouva dans une position quasi perpendiculaire à la route. Paniqué, il voulut freiner mais le muscle de sa jambe droite fut tétanisé par la douleur déchirante dans sa poitrine. Insupportable. Son pied écrasa l'accélérateur, le poids lourd fit un bond en avant repoussant tous les véhicules devant lui. Il fracassa le muret en béton, déchiqueta le grillage, arracha la barrière métallique et bascula dans le vide au-dessus des rails. Pendant l'interminable chute, Antonio vit horrifié, dans un nuage de points rouges, un train se précipiter sur lui. La mort lui épargna le choc terrible, mais son camion s'encastra dans l'un des wagons en mouvement, en dessous de lui, qui fut pulvérisé. Sous l'impact, le reste de la rame dérailla dans un désordre indescriptible que n'aurait pas renié le scénario catastrophe d'un film hollywoodien à gros budget. Un journaliste très en verve avait plus tard commenté en arrivant sur les lieux : « Il y a bien plus d'ordre dans le chaos que sur cette scène d'accident où tout est désolation ».

    Mais personne ne fit le rapprochement entre cet événement et la surcharge électrique qui se produisit quasi simultanément et qui mit hors service bon nombre d'équipements électroniques un peu partout dans le monde.

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M.I.AOù les histoires vivent. Découvrez maintenant