Patricia n'eut jamais l'occasion d'approfondir le sujet de la danse avec MIA. Un soir de juin de cette année 1993, alors que toute la petite famille rentrait d'un mariage sur le coup des quatre heures du matin, Georges s'endormit au volant. Il se réveilla le lendemain dans un lit d'hôpital, complètement désorienté. Il n'apprit la terrible nouvelle, celle du décès de sa femme Patricia et de son fils Romain, que le surlendemain. Hébété, anéanti, il se sentait responsable de leur mort. C'était sa faute. Patricia voulait dormir sur place, mais lui avait insisté pour rentrer chez eux pour passer tranquillement la journée du lendemain à la maison. Elle avait fini par céder.
Il avait longtemps marché au bord de la falaise et il s'en était fallu de peu. Mais sa fille Manon, miraculeusement sortie indemne de l'amas de tôles qu'était devenue leur voiture, lui avait donné un soupçon de raison de vivre. Pendant plus d'un an, il avait erré, déambulé sans but précis. Travailler à LAMSADE lui était devenu insupportable. Sans la présence de sa femme, ce lieu lui paraissait vide et mort. En 1994, un an jour pour jour après le drame, il décida de démissionner. Partir de là, fuir cet endroit vide de sens sans elle. Par chance, l'université de Grenoble cherchait un enseignant chercheur ayant son profil. Il accepta le poste sans hésiter. Tout alla alors très vite. Fin juin, il emménageait avec Manon à Saint Martin d'Hères, dans une maison située près des berges de l'Isère, à proximité du campus.
Il installa MIA, au premier étage, dans une chambre au fond du couloir. Il ne s'en était plus occupé depuis sa sortie de l'hôpital. Il l'avait même arrêtée le soir même de son retour. Il ne se voyait pas continuer sans Patricia. Par précaution, il avait effectué des sauvegardes et procédé à un vidage mémoire qu'il avait stockée en vue d'un hypothétique redémarrage. En la rebranchant, dans leur nouvelle demeure, il n'avait pas réellement décidé de reprendre le projet initié avec Patricia. D'ailleurs, il ne savait même pas si le redémarrage fonctionnerait, n'ayant jamais véritablement testé cette procédure. Mais environ vingt-quatre heures plus tard, il eut des raisons d'espérer lorsque le mot « Bonjour ! » s'afficha à son entrée dans la chambre. Il ne fut définitivement fixé qu'au bout de trois jours, quand une question jaillit des enceintes.
— ///Maman, pas là ?
Pour MIA c'était comme si le temps avait été suspendu et que la dernière interaction avec Patricia remontait à moins d'une semaine. Mais une semaine sans la voir, cela faisait déjà long pour elle. Sa question était donc parfaitement logique. Georges eut du mal à contenir ses larmes avant de se lancer dans les explications sur la disparition de Patricia, de Romain et sur la notion de mort.
— ///MIA, mourir ?
À l'intonation, employée par MIA, Georges comprit qu'elle voulait savoir si elle pouvait mourir, elle aussi.
— Non, MIA ne peut pas mourir, mentit-il, préférant passer sous silence le dispositif d'autodestruction qu'il avait réinstallé. Enfin, il faut quand même prévoir de temps en temps des sauvegardes, une mauvaise programmation pourrait t'endommager.
— ///Non, MIA, pas mourir.
— Non, MIA, je ferai toujours en sorte que cela ne puisse pas t'arriver. Je vais travailler sur la procédure de sauvegarde, que j'actualiserai très régulièrement. Je vais également mettre en place quelques sécurités, destinées à te préserver en cas d'incident. Tu pourras d'ailleurs m'assister dans cette tâche, MIA.
S'il n'avait toujours pas pris de décision concernant la poursuite du projet, il savait qu'il ne prendrait désormais plus le risque de la débrancher. Parce qu'il y avait un peu de Patricia en elle.
Vint alors un soir où il s'assit en face de MIA et où il ne put, cette fois-ci, retenir ses larmes. C'était après une rupture dont il avait pourtant lui-même pris l'initiative : une adorable blonde rencontrée chez la nounou de Manon. Mais au travers des autres femmes qu'il rencontrait, c'était toujours Patricia qu'il cherchait. Et, systématiquement, il avait le sentiment de la trahir lorsqu'il couchait avec une autre. C'était inéluctable, dans ces conditions, toute nouvelle relation était vouée à l'échec. D'ailleurs, il commençait à accepter l'idée de vivre seul, enfin seul, pas tout à fait, car Manon était toujours là et s'il tenait bon c'était bien grâce à elle. C'était même sa seule raison de vivre. Mais que c'était dur parfois... Patricia lui manquait terriblement.
Il écarta le clavier posé devant lui, pausa les coudes sur le bureau et enfouit son visage dans ses mains. Soudain, il lâcha prise et son corps fut secoué de sanglots.
— ///Mon papa, MIA t'aimer, dit MIA après quelques minutes.
Georges redressa la tête, fixant la webcam de ses yeux humides. Cette réplique, ce n'était pas de lui. Il en était sûr, ce ne pouvait être que Patricia. Il se souvint... elle avait énormément bossé avec MIA les mois précédent l'accident, presque en cachette. Elle avait refusé de lui dire ce qu'elle faisait et lui avait gentiment demandé de ne pas la déranger pendant qu'elle travaillait avec MIA. À force d'insistance, elle avait fini par lui avouer qu'elle préparait une surprise. Encore le matin du mariage fatidique, elle était avec MIA. Et alors qu'ils s'apprêtaient à partir, il se rappela qu'elle lui avait dit que c'était fini, en lui faisant un clin d'œil. Il avait complètement zappé cet épisode. Il est vrai que sa femme était tellement sublime ce jour-là, dans sa robe vert pâle et sa coiffure avec la frange nettement dessinée, que tout le reste lui était apparu anecdotique. Ça, ou aussi, peut-être le fait, qu'au fond de lui, il s'imaginait que son impatience à découvrir cette surprise avait contribué à le pousser à rentrer prématurément chez eux. Il se souvenait également qu'il lui avait parlé d'amour à propos de leur IA. C'était ça la surprise, venait de comprendre Georges, MIA avait intégré le concept d'amour, peut-être pas complètement, mais partiellement en tout cas. C'était dingue ! Sur toute une vie, certaines personnes étaient incapables d'éprouver quoi que ce soit et Patricia avait réussi la prouesse de faire ressentir l'amour à une intelligence artificielle en à peine cinq mois. Visiblement, elle avait aussi dû apporter quelques retouches au moteur d'élocution pour accentuer son côté attendrissant, car MIA avait dit « Mon papa, MIA t'aimer », une phrase qui était presque correcte même si elle restait un peu étrange.
— Je t'aime moi aussi, MIA, finit par répondre Georges très ému. Puis, fixant le plafond, il dit à l'intention de son épouse défunte, merci pour ce fabuleux cadeau.
Depuis qu'ils étaient arrivés à Saint Martin d'Hères, Georges s'était souvent demandé s'il devait continuer à s'investir dans ce projet d'intelligence artificielle, ou laisser tomber cette entreprise de très longue haleine. Mais ce soir-là, en sortant de la chambre de MIA, il sut.
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M.I.A
Mystery / ThrillerEn 1993 Patricia et Georges Thomas, un jeune couple d'enseignants chercheurs passionnés, donnent naissance à MIA. Assurément, un "bébé" loin d'être ordinaire, MIA est une intelligence artificielle. Mais il lui faudra patienter jusqu'en 2015, pour ac...