Je balance mes jambes dans le vide. Et je compte, en ternaire. Un, deux, trois ; un, deux, trois ; un, deux, trois...
« Est-ce que tu as un nombre qui t'obsède ?, je demande.
Masya détourne les yeux de son ouvrage — "Humain, trop humain" —, et me regarde.
Quand Masya vous regarde, c'est un sentiment étrange. Je crois qu'elle n'aime pas beaucoup le contact visuel, pour des raisons qui m'échappent mais que je trouve légitimes. Alors quand elle le fait, ça semble irréel. Et vous avez l'impression... D'exister. Ses iris si noires qu'elles se confondent à ses pupilles, fatiguées et pleines de bons sentiments, elles vous donnent de l'importance. Comme si vous étiez... Digne d'attention.
— « Obséder » ? Quel est le signe ?
Mon index me fracasse la tempe à répétition. « Obséder ».
— « Obséder » est un grand mot., avise-t-elle avec le signe approprié. J'aime bien le chiffre six, mais je ne le laisse pas contrôler ma vie.
— Et comment sait-on si un chiffre contrôle notre vie ?
— Peut-être faut-il se demander si notre vie serait la même sans.
J'inspire, et un trio d'amis parlent fort lorsqu'ils passent devant nous sur le campus. Ils rient. Et moi, j'attends juste que Thio sorte de son cours pour pouvoir lui rendre son sweat-shirt.
Amande m'a dit que de son expérience, les amis ne se prêtent pas leurs sweat-shirts. Ni leurs joggings. Ni leurs shorts. Ni leurs t-shirts. Je ne pense pas que je vais rendre toutes ses affaires à Thio, mais peut-être que ça me ferait du bien de me débarrasser de quelques uns de ses vêtements.
Pour... Faire plus de place à Amande.
Je suppose.
— Est-ce que parfois tu as l'impression d'être folle ?
Masya est exactement la personne à qui je peux poser cette question qui me taraude.
Les gens n'écoutent personne. Jamais. Pas tant qu'ils sont vivants.
Akée me l'a appris, mais je crois que je le savais déjà. On a plus d'importance une fois qu'on est mort. Avant cela... Avant cela on n'est qu'un problème.
« J'ai envie de mourir », c'est une phrase banale. Maintenant. Et pourtant, elle devrait avoir du poids. Si quelqu'un exprime une tristesse, du sarcasme, un sentiment d'échec... Personne ne prend rien au sérieux. Et Masya n'est pas mon amie. Masya s'en fiche. Alors elle m'ignorera. Dans le pire des cas, elle se fera du souci pendant cinq minutes, et sa vie resplendira de nouveau lorsque Thio Sotíras Nitrimes apparaîtra. Et c'est tant mieux pour elle.
— Ça m'arrive, oui. Rien de sérieux et pas pour (...) longtemps. Parfois, on se sent incompris. Et parfois on l'est vraiment. Et lorsque toute une société de personnes, qu'ils soient notre entourage ou le monde entier, décide de ne pas nous comprendre, on peut se sentir fou.
— Et si on était vraiment fou ?
— Ça, mon chou, cela ressort du domaine de ce que l'on définit comme « folie ». Qu'est-ce que la folie ? Est-ce ne pas être comme les autres, et si c'est le cas, cela dépend-il de l'environnement que l'on fréquente ?
Ah oui, Masya étudie la philosophie. Mais je suppose que vous vous en doutiez.
— Un des premiers événements qui accusèrent Friedrich Nietzsche de folie est à mon sens un simple signe d'humanité. Nietzsche a eu une tumeur au cerveau, et il (...) devenu délirant jusqu'à sa mort. Il a été interné dans un asile, et certains disent même que toutes ses œuvres ne sont fruits que de sa folie. Ça se discute. Mais le premier (...) relaté, qui choqua les gentilhommes de l'époque wilhelmienne, est une anecdote où Nietzsche était dans la rue, et il vit un cheval se faire fouetter très violemment par son cocher. Il se précipita pour l'enlacer, en pleurant, et en interdisant à quiconque d'approcher le cheval. À notre époque, ça paraît bon. Juste un homme préoccupé par la cause animale. Et à la sienne, c'était un fou.
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Cyanide
Teen FictionLes médias dépeignent les relations toxiques comme l'histoire d'un bel amant violent et manipulateur abusant de son partenaire sans remord aucun. Sira aime Amande. Et bon sang, ce qu'Amande aime Sira. Pourtant, un an tout pile après le début de sa m...