Cyanide

63 - Activated charcoal bouquet

Assis à une des tables du restaurant désert de Thio, je force mes yeux à lire le bouquin de sociologie que j'ai emprunté à la bibliothèque locale.

Je m'y fais plutôt bien, à cette petite vie tranquille sur l'île de La Réunion. J'ai déposé mon CV sans grand espoir à la pâtisserie du bout de la rue la semaine dernière, et Thio est déjà embauché comme serveur et plongeur dans un restaurant du quartier. Je crois qu'on s'intègre bien.

Lui, il est en train d'essuyer les flaques d'eau et les miettes sur les trois dernières tables qu'il a servi, et moi, je l'observe un peu.

C'est bizarre de voir Thio travailler. Je pensais honnêtement qu'il se ferait virer au bout de sa première journée, mais j'avais négligé à quel point il est attachant dès le début, et donc j'avais mal calculé le fait que la patronne devienne raide dingue de lui malgré ses maladresses et le nombre d'assiettes qu'il casse par jour. Quel coureur de jupons...

« Plus que deux !

— Bravo, Thio.

Je finis mon chapitre, et hésite quant à en commencer un nouveau.

...Ai-je le temps ?...

Allez, je le fais. Puisque je redouble très certainement mon année, autant essayer de mettre les chances de mon côté en donnant le meilleur de moi-même pour mes révisions des prochains partiels.

— Plus qu'une !

Thio est-il conscient d'à quel point cela est déconcentrant ?...

Enfin. Le temps que je finisse ce chapitre, Thio a déjà hurlé :

— Fini !!

Et il soupire en se laissant tomber sur la chaise à côté de moi.

Il passe son bras autour de moi, les mains trempées par l'humidité de sa serviette, et s'autorise à respirer.

— Qu'est-ce que tu lis, Sugar ?

C'est bizarre.

Avant aujourd'hui je n'avais pas réalisé à quel point Thio était tactile.

Je veux dire, je le savais.
Mais je n'avais pas vraiment réalisé à quel point c'est différent de comment les autres hommes sont avec leurs amis.

Tu m'étonnes, qu'Amande ait été si jaloux. Moi, je sais que c'est platonique, mais vu d'un œil extérieur...

— Un livre pour mes cours.

— Oooh ! Et c'est bien ?

— Pas vraiment, non.

— Ha ha, tu m'étonnes ! Comme c'est barbant, de lire !

— Je ne sais pas ce que je vais faire, comme métier. Ça me terrifie.

Il m'ébouriffe les cheveux, et embrasse ma joue.

— Tu vas commencer par faire des délicieuses pâtisseries, et après tu verras ! Tu n'es pas obligé de savoir exactement ce que tu vas faire de ta vie, Sugar ! Laisse-toi porter !

— Mais toi tu sais. Tu veux être coach. Tu sais ce que tu veux.

— Je « veux » être basketteur professionnel. Je « serai » coach. Et je verrai si ça me plaît ! Et sinon je trouverai autre chose !

— Ouais.

Lui, au moins, il a quelque chose qu'il aime. Une passion qui l'anime.
Moi je n'ai rien de tout cela.

Mais il ne peut pas comprendre.
Lui qui a tant de rêves.

— C'est quoi les débouchés de sociologie ?