Cyanide

55 - No protection against Oil of vitriol

                Amande est à la fac. Moi, je suis à l'appartement. Ça fait longtemps que c'est comme ça. Je n'ouvre plus ma boîte mail étudiante, parce que je sais déjà ce qui m'attend. Les messages parfois soucieux, parfois réprobateurs de mes professeurs me demandant pourquoi je ne rends plus aucun projet, et comment ils peuvent me joindre.

Je laisse également les notifications s'accumuler sur mon compte Instagram. Rien de bien important, et puis ce n'est pas comme si qui que ce soit souhaitait me parler. Il n'y a que les messages des vieux groupes en ligne dont je faisais partie, au lycée. Ceux sur la surdité, ceux sur les Sims, celui pour lutter contre l'anxiété sociale, et puis un d'amateurs d'une fanfiction Wolfstar que j'aimais bien.

Je ne vous dis pas combien d'heures j'ai passé à regarder le même username. @cassiuscanthear. Il ne m'a jamais bloqué. Et j'ai dissocié sur mon téléphone, à fixer les lettres blanches sur le fond noir, jusqu'à ce qu'elles tournent devant mes yeux et que je me torture de me dire que j'ai perdu le seul ami que je me suis fait sourd.

Thio, c'est mon meilleur ami.
Le plus important. Celui qui compte plus que tout.
Mais quand je l'ai connu, je n'étais pas comme je le suis maintenant. Je n'étais pas anxieux, je n'étais pas handicapé, je parlais fort, j'étais drôle, et j'étais téméraire.
Cassius m'avait prouvé que même en étant qui je suis aujourd'hui, je pouvais toujours être apprécié. Au moins un peu.
Et il est parti.

La preuve que les souvenirs de mon ancien moi sont la seule raison de pourquoi Thio reste aujourd'hui.

Alors je ne fais juste plus rien. Je me morfonds dans mon lit, dans des draps complètement sales, à scroller sur de stupides subreddits avec un fond de Minecraft. Souvent, les histoires sont si saugrenues qu'elles me font relativiser sur mes propres problèmes. Et puis quand je me dis que je dois me lever pour aller faire quelque chose de plus sain, mon pouce balaye par instinct et je regarde une nouvelle vidéo.

Encore et toujours, pendant des heures et des heures.

Vous connaissez Shawn Coss ?

C'est un artiste. Il est plutôt cool.
Je l'ai découvert quand j'allais vraiment mal.
Et il sait exactement illustrer mes pensées.

Sa description c'est « je fais l'obscurité ». Et ses œuvres le traduisent bien. Personne n'illustre les troubles mentaux comme lui. Ses phrases sont comme des poings.

« Quand les autres tombent, suspends-toi à tes rêves. »
« Je suis si exquisement... Vide. »
« Tu n'es pas seul. Mais je ne suis pas avec toi. »
« La dépression c'est comme tomber, sans jamais toucher le fond. »
« La tristesse pousse comme une graine dont je ne peux me débarrasser. »

Quand je les lisais, juste après mon accident... Je trouvais cet art beau. Il me parlait. Toutefois, je le trouvais souvent trop sombre. Trop fataliste et trop morbide.
Aujourd'hui, je trouve cet art vivant. Il m'est.

J'ignore ce que cela signifie sur mon évolution.
Peut-être mon esprit s'est-il ouvert à l'Art, depuis.
Ou peut-être que je suis devenu l'obscurité.

Quand mes yeux s'ouvrent péniblement ce matin, c'est à cause de la lame de mes volets qui s'est cassée il y a une semaine. La lumière m'agresse le visage, pour me forcer à me lever et couvrir la fenêtre de quelque chose.

Amande est déjà parti, à cette heure-là, et je me tire du lit avec tout le peu de courage qu'il me reste.

Tout tangue autour de moi, j'ai l'impression que je vais tomber et que mes jambes vont me lâcher, mais il n'en est rien. Je fouille dans le salon, à la recherche de mon tapis de découpe, puis retourne à la chambre pour l'y placarder.