PIPPO
SICILE, ADRANO
OCTOBRE
Cette idée me percute avec la force d'un coup de poing. Pourtant, je reste cloué sur ce foutu canapé, entraîné par une curiosité morbide qui s'intensifie à chaque seconde. Ou serait-ce un masochisme pur ? Toujours ancré dans ce canapé, où chaque ressort prend un malin plaisir à me rentrer dans les fesses, j'observe Marco, l'autre moitié de jumeau ce duo infernal. Il est absorbé dans une conversation enflammée avec ce soi-disant virtuose de la coiffure, dissimulé dans un recoin qui m'échappe. Il est à l'abri de notre champ de tension.
─ Je vais te dire les choses franchement. J'ai cette intuition que je vais me lever et me tirer d'ici.
Ces mots jaillissent de moi, instinctifs, qui est le reflet de mon malaise grandissant. C'est plus pour le défier que par un véritable désir de fuite.
J'ai un talon d'Achille. J'aime avoir le dernier mot.
─ Papa, sérieusement ?! Tu ne vas pas faire ta crise maintenant, pas ici. Si tu fais ça, à quoi je vais ressembler, moi ?
Il scanne les environs, l'œil aux aguets, comme si ma frasque avait fait un coup d'éclat au-delà de notre petit cercle. Sa réplique, cinglante et sans détour, me cueille à froid. Son faciès trahit une stupeur qui n'a rien de drôle. Je capte ce changement, je l'ai vu des tas de fois quand il balançait entre rire et se perdre devant mes pitreries quand il était un enfant.
C'était mon occupation préférée.
Il se démène pour me garder là, mais moi, je suis déjà à mille bornes. Je scrute la porte, l'idée de me carapater me titille et je me vois déjà sortir en courant, comme un môme qui s'enfuie après une grosse connerie.
Il s'acharne, ses arguments fusent comme un camelot sur un marché.
─ Regarde un peu notre dégaine, Marco et moi. On n'est pas fuoricorso (hors-jeu), coiffés à l'arrache. C'est Giuliano qui va te relooker. Tu te rappelles de lui ?
─ Et j'aurais dû le croiser où, hein ? j'interroge, perplexe.
─ Sur le ring, souligne-t-il. C'est toi qui lui as appris à balancer ses premiers directs. Ça ne te dit rien, ou tu as la mémoire qui flanche ?
─ Les p'tits jeunes qui défilent au club, il y en a des pelletées. Tu crois que je me souviens de tous ? Faut se rendre à l'évidence : la mémoire, ça s'en va avec les années. Comme le reste, ça se tire loin du ciboulot. C'est la règle du jeu. Et du temps qui défile, j'admets.
─ Il s'entraînait avec Marco et moi. C'est son zio (oncle) Carmelo qui l'emmenait, me rappelle-t-il.
Il pousse, sans relâche, me bombardant de détails. Ses yeux verts, reflets des miens, me transpercent, cherchant à rallumer des étincelles du passé. Le nom de Carmelo me propulse dans l'odeur du cuir usé, des gants de boxe, de la grinta (1) des entraînements acharnés et sans merci. Carmelo est plus qu'un visage familier. De temps en temps, il vient boire son espresso chez moi, dans mon petit bar-trattoria.
Cette évocation précise fait jaillir le souvenir de l'adolescent d'alors, se muant en une prise de conscience brutale.
C'était un ado tout en longueur, presque fantomatique. Au fond de ce flashback, ses yeux cachaient une tristesse silencieuse, l'héritage d'une vie ballotée. La boxe était son exutoire, sa force pour émerger. Un moyen de libérer de ses chaînes et de se défaire du merdier de son adolescence.
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L'envol de la triskèle
Tajemnica / ThrillerJe rêve de m'envoler, de devenir aussi légère qu'une petite aigrette duveteuse de pissenlit... Mais, dans la réalité, je ne vis que dans le trou noir de mon existence..." C'est le cri silencieux que lance Giorgia, une jeune fille écrasée par l'intim...