Chapitre 05 : A trois je me lève

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PIPPO

SICILE, ADRANO

OCTOBRE

Je dois avoir raté un virage quelque part ou un indice. Ici, pas de néons clignotants ni de vitrines tape-à-l'œil, juste des maisons de particulier.

À ma droite, deux bâtisses se tiennent au garde-à-vous, robustes, demeures typiques d'Adrano. Elles se dressent avec aplomb, leur façade fatiguée cachant des étages qui s'empilent, coiffés de terrasses qui font office de chapeaux.

À ma gauche, par contre, une petite maison fait de la résistance. Avec son crépi fissuré et ses tuiles rouges qui ont pris cher avec les assauts du soleil et les caprices des saisons, elle semble tout droit sortie des années 40. Pas d'étage pour elle, elle s'allonge en longueur, modeste, mais bien déterminée à rester debout malgré son grand âge. Deux portes, ornées de persiennes qui ont connu des jours plus glorieux, protègent ce qu'elle a à cacher.

Ces trois sentinelles encadrent un cortile, une cour sicilienne qui a vu défiler des générations. Aucun signe, aucune enseigne pour annoncer la présence d'un commerce. J'étais censé tomber sur une boutique lambda, pas sur ce théâtre de béton, entouré par trois maisons si proches qu'elles paraissent se murmurer des confidences. À peine quatre mètres de vis-à-vis.

Mes fils ont-ils décidé de me faire marcher ? Planté là, je détaille les environs. C'est quoi ce nouveau délire ? Mon téléphone, ce vieux râleur, m'assure que je suis à la bonne adresse.

Un grincement attire mon attention. Je pivote. Mes yeux se posent sur une scène qui défie le temps. Une nonna, comme on les appelle ici, sort de la masure ancienne, maniant une chaise avec autant de précaution que de vécu. Elle la place près de sa porte. Elle émerge de la maison figée dans les années 40, la porte la plus proche de la rue.

Quand elle se pose là, après un temps qui s'est traîné en éternité, un râle soulagé s'échappe en sourdine de ses entrailles. Ses cheveux blancs détonnent sur un visage qui en a vu d'autres, mais qui claque encore d'un charisme et d'une énergie qui imposent le respect. Elle a l'air d'une dure à cuire qui a trimé sa vie entière, affronté des bourrasques avec une niaque de fer. Ses mains, malmenées par l'arthrite, reposent avec soin sur sa robe de deuil noire, sobre et légèrement passée, mais propre et impeccablement lisse. Un gilet noir la protège contre la fraîcheur, ajoutant à son allure une sorte d'authenticité presque mythique. On dirait une figure tirée d'une gravure ancienne, tant elle dégage de ce charme intemporel et de noblesse.

Elle doit guetter, œil vif, chaque personne qui traverse la cour, évaluant avec une précision de sniper ceux qui entrent et sortent, captant les derniers cris de la mode capillaire. Véritable guetteuse de ce théâtre de rue, elle distribue des sourires ou des grimaces nuancées, ajustant son masque d'expressions au gré des passants.

Ses yeux se posent sur moi et me scannent de haut en bas. On dirait bien qu'elle m'apprécie. Un sourire se dessine sur son visage marqué par les épreuves.

Le pourquoi de son amusement ? Un mystère, la raison m'échappe. Allez savoir. Peut-être se marre-t-elle de ma tête perplexe, de ma confusion, s'amusant déjà des coups de théâtre que me réserve ce lieu. Ou alors, elle cherche juste à me calmer, à me booster, me signalant que les apparences sont parfois des leurres et que derrière cette porte se cache une réalité bien différente.

Ses yeux pétillants me lancent un défi : franchir ce seuil.

Qu'est-ce qui m'a pris de débarquer ici ? Je remâche mes pensées, me demandant dans quel genre de délire bizarre je me suis fourré. Un regret commence à me bouffer, entremêlé d'une dose de confusion. Clairement, je n'ai pas toutes les clés en main. Ce sont mes fils qui ont balancé ce point de chute. En général, ils optent pour des spots plus tendance, vraiment dans le vent, pas des coins à ancêtres comme celui-ci.

L'envol de la triskèleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant