Chapitre 72 : Elle évoque son nom

9 2 1
                                    

GIULIANO

SICILE, ADRANO

JUILLET

Cinq mois ont dégringolé depuis le jour où mon père a lâché la grappe. Le temps a filé à toute allure, me laissant en plan, comme un automate, dans une routine de boulot et de soutien à ma mère, qui tient le coup tant bien que mal.

Chaque matin, c'est le même rituel : je relis sa lettre, celle où il raconte pourquoi il a choisi de baisser les bras et de partir vers un monde meilleur. Un trou noir s'est installé en moi, une douleur qui me bouffe les tripes, un coup de poing qui ne veut pas lâcher l'affaire. Mon paternel, même parti, est là, omniprésent. Son absence a fait ressurgir tous les « et si » qui me tournent dans la tête.

Je pensais que ma mère allait se remettre, mais au lieu de ça, elle s'est retrouvée à ramer sous un déluge de dettes. Elle s'est mise à trimer comme une dingue, même le lundi, pour payer les pompes funèbres, chez le père de Marco et Loris pour couronner le tout.

Les « chiacchiere (racontars) » que cela a engendré comme une traînée de poudre dans le village ont achevé de me démolir. Quand j'ai capté que les langues de vipère du bled racontaient que mon père c'est suicidé à cause de la soi-disant infidélité de ma mère, ça m'a fait exploser. La dignité de mes parents, piétinée par ces commères, m'a foutu en rogne. Pas question de laisser la mémoire de mon père être entachée par ces conneries.

Ma mère m'a expliqué ce qui est survenu lorsque M. Bastiani est venu changer l'évier du salon. Ma mère est une femme droite, sans tâches. Elle ne mérite pas de se tuer au boulot pour des miettes, après tout ce qu'elle a fait pour nous, ni d'être calomniée.

Elle devrait rencontrer quelqu'un, un type bien, qui la soutienne vraiment. En réfléchissant, ça me frappe : pourquoi pas Bastiani ? L'allenatore qui m'a tout appris, pas seulement à envoyer des droites, mais aussi à distinguer le bon grain de l'ivraie, à respecter la vie quand tu veux bâtir quelque chose de solide. J'ai suivi ses entraînements pendant deux ans, jusqu'à ce que je me lance dans la coiffure, me sentant déjà le chef de famille.

L'allenatore est un homme avec des principes, qui pourrait être un bon partenaire pour ma mère. Je les vois bien ensemble, mais ce n'est pas à moi de jouer les entremetteurs. Je ne dois pas me mêler de ses affaires de cœur, même si je veux son bonheur.

Marco n'arrête pas de me dire de sortir de ma grotte, d'aller voir du monde avec Edoardo. Il n'a pas tort. Rester enfermé, ça ne fera pas revenir mon père. Il a fait son choix, et je dois l'accepter, même si ça me reste en travers de la gorge.

Quand je pousse la porte du bar-trattoria, la clochette annonce notre entrée. Ce soir, c'est l'effervescence, un brouhaha de voix amicales et de rires étouffés. L'endroit vibre d'une énergie contagieuse.

L'allenatore nous accueille avec un sourire qui en dit long.

Benvenuti (bienvenu) !

Il a ce truc dans le regard, un mélange de sincérité et d'anticipation. Il scrute la porte qu'Edoardo vient de fermer, et je note cette étincelle de déception. Attendait-il quelqu'un d'autre ? Je me le demande.

Ma mère peut-être ?

L'idée qu'elle puisse débarquer ici est aussi loufoque qu'improbable.

La fin de service est déjà bien installée, vibrant au son des dernières commandes. Les plats, qui sentaient bon les saveurs locales, ont été dévorés. Il ne reste que les senteurs épicées qui s'attardent dans l'air, témoins du festin qui s'est déroulé ici.

L'envol de la triskèleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant