Chapitre 21

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Je reste silencieuse, me concentrant intensément.
- Je ne sais pas, répondis-je.
Il penche la tête sur le côté, comme face à un animal intriguant. Je prends une grande inspiration, vexée. Ses yeux dévisagent les miens, semblant y chercher une réponse à une question frustrante. Il pousse un soupir, se passe une main sur le visage, baisse la tête, les coudes sur les genoux.
- Vrai, dis-je.
Il relève immédiatement la tête.
- Qu'as-tu dis ?
- J'ai dit vrai. Vous avez pensé « Elle est vraiment intrigante », et vous étiez sincère.
Ses yeux s'écarquillent, il se lève à-demi vers moi, et s'arrête à mi-chemin, coincé dans une drôle de position.
- Le test est terminé, murmure-t-il.
Il se lève doucement, et sort de la pièce. Il revient accompagné de deux hommes portant une table sur laquelle trônent des verres de menthe à l'eau, qu'ils posent dans un coin.
- Debout. Nous allons voir ce que tu peux faire.
Il pousse les chaises, et le gymnase me semble bien vide, par rapport à d'habitude, où toutes sortes de matériels sont là.
- OK. Je vais te donner des instructions que je veux te voir respecter à la lettre. Sinon, on peut dire adieu au gymnase. Tends la main droite devant toi, paume vers le ciel. Créé une petite boule d'eau, de la taille d'un petit pois. Fais-là grossir, progressivement, tout doucement, non, plus doucement, tu vas trop vite. Recommence. Créé une petite boule d'eau. Fais-là grossir tout doucement, voilà, comme ça, non, doucement. Attention ! Tu vas trop vite. Voilà. Continue, jusqu'à ce qu'elle fasse la taille de ta paume. Stop ! Pas plus. Fais-là tourner, doucement, doucement. Continue à la faire tourner à ce rythme-là, n'accélère pas, et élève-là un peu, jusqu'à ton visage. Moins vite. Tu ne la fais plus tourner. Recommence. Créé une petite boule d'eau...

- Assez fais pour aujourd'hui, c'est l'heure du dîner. Va te changer, le gong va sonner dans une dizaine de minutes. J'attends mieux de toi, après le repas. Tu manques de technique, tu te précipites trop. Mais si tu veux vraiment bien utiliser ton pouvoir, tu dois savoir faire doucement, car c'est plus difficile de contenir que de laisser éclater.
Je sors du gymnase, éreintée. Les verres de menthe à l'eau sont vides. Je les ai bu les uns après les autres, à la suite de mes efforts infructueux. Je sors du gymnase, la tête haute, avant de m'écrouler par terre, une fois dehors. Mélio trottine vers moi, je pose la main dans sa crinière, à laquelle je m'accroche, et je saute sur son dos. Il me porte jusqu'à ma chambre. Je prends une douche, Lachlyn m'aide à enfiler une robe couleur onyx, me pare de bijoux, et me passe une paire de talons aiguilles effrayants.
- Lachlyn... j'ai un service à te demander et une question, dis-je.
- Oui ?
- J'aimerais que tu m'emmènes voir les couturières, ce soir, juste avant l'entraînement... et ma question, c'est... tu as vu ma marque ?
Elle hoche la tête, les yeux écarquillés.
- Et tu sais sa signification habituelle ?
Idem.
- Alors... pourquoi ne m'avoir rien dit ?
- Thana, tu es une fille très spéciale. Tu es différente. Tu as cette marque. Je sais ce qu'elle signifie pour les démons, mais je ne sais pas ce que je dois penser du fait que tu la portes. Mais je m'en fiche, parce que tu resteras toujours la même pour moi, marque ou pas. Et de toute façon, je ne suis pas là pour juger, je ne suis qu'une femme de chambre.
- Tu es plus que ça pour moi, et tu le sais, murmuré-je. Merci.
Elle s'approche de moi et pose brièvement ses lèvres sucrées sur les miennes. Je souris, et descends. Je retrouve mon père seul à table, je l'embrasse, et m'installe en face de lui. Mes amis mangent ailleurs, et j'en suis contente parce que j'aime passer du temps seule avec mon père.
- Ça va mieux ton bras ?
- Oui, ça cicatrise maintenant, dans quelques jours je pourrais utiliser pleinement mon bras. Pour l'instant, j'ai encore mal quand je le bouge, mais ça ira mieux bientôt.
Il sourit, aussi heureux que moi de ce moment d'intimité.
- Comment s'est passé ton entraînement ?
- Bien, répondis-je. Et ta journée ? Tu n'es quand même pas retourné au travail ?
- Je suis roi, je n'ai pas le choix !
Je soupire en souriant, et il rit.
- Tu es toute jolie, ce soir, ma chérie. Ta robe fait ressortir ta mèche noire, c'est très beau, me complimente-t-il.
Je rougis, le remercie, et le complimente à mon tour. Mais il a mauvaise mine, et j'empeste le mensonge. Les plats se succèdent, comme d'habitude, et j'utilise mon excuse préférée lorsqu'il remarque que je ne mange rien.
- J'ai mangé pendant l'entraînement, j'ai plus trop faim...
Mélio rugit mentalement.
« Ça suffit ! Tu vas manger, où je te traîne de force à l'infirmerie en te dénonçant ! Ils te forceront à manger et ça te fera le plus grand bien ! »
« JE-N'AI-PAS-FAIM ! » crié-j' à mon tour.
Mélio rugit d'impuissance et coupe la connexion.
- Comment ça se fait que tu aies mangé ? demande-t-il.
- Nous avons travaillés sur mon pouvoir, et du coup j'avais besoin de carburant.
Il hoche la tête et passe à la suite. Le pauvre, s'il savait... je m'en veux de lui mentir ainsi, mais c'est pour son bien. Son bien... ou le mien ? Peu importe. Je le vois engloutir son repas, et il me fait envie. J'aimerais avoir une faim dévorante, j'aimerais avoir un énorme estomac capable d'engloutir autant. J'aimerais avoir eu l'occasion de manger à ma faim pendant ces dernières années. Toutes ces années où j'ai crevée de faim...
- Toujours avec moi, Thana ?
- Quoi ?
Mon père me tire de ma rêverie. Je respire, souris, et reprends la conversation où je m'étais arrêtée. Ressasser de mauvais souvenirs de sers à rien.
- Papa ?
- Mmh ?
- Est-ce que je pourrais sortir de table plus tôt ce soir ? J'ai quelque chose à faire après.
- Bien sûr. Tu sais, dans quelques mois, tu vas avoir dix-sept ans, et tu sais que les anges atteignent leur majorité à dix-sept ans alors...
Le mot « ange » me fait sursauter. Je ne suis plus sûre d'être des leurs, désormais. Mais je le laisse continuer. Ais-je un autre choix ? Il ne doit rien savoir. Pas pour le moment.
-... je me demandais si tu voudrais que, pendant ton prochain week-end de perm, nous allions visiter quelques animaleries pour trouver ton frère d'âme...
J'écarquille les yeux, surpris par sa proposition. Je souris, heureuse. Je sais que c'est un immense présent qu'il me fait.
- J'irais avec plaisir papa, mais je ne suis pas sûre qu'il arrive rapidement et en plus, après cet incident lors de notre promenade, tu n'as pas peur qu'il y en est un autre ?
Il fronce les sourcils, et baisse la tête.
- Si je ne peux plus sortir dans les rues de mon propre pays, c'est qu'il y a un problème. Je ferais en sorte que ces attentats ne se reproduisent pas, tu peux compter sur moi. A ce propos, Aurélien et toi, vous êtes allés voir notre prisonnier ?
- Oui. Ça s'est plutôt mal passé la première fois, parce qu'il a don de vitesse et que du coup Mentor a failli terminer étouffé, mais depuis nous y sommes retournés. Ça n'a pas donné grand-chose, il n'a révélé aucune information, mais nous en apprendrons certainement plus les prochaines fois que nous irons. Chaque fois, ç'a été plutôt court. Je pense que nous y retournerons bientôt.
- Bien. J'irais certainement le voir également, sous peu. L'a-t-on identifié ?
- Oui, il s'agit de Locas, le f...
Je m'arrête là, réalisant ce qu'il peut être une erreur de révéler. Je ne sais pas quelles informations divulguer. De toute façon, c'est trop tard, Aymeric ayant immédiatement compris de qui il s'agissait. Et puis, il l'aurait su de toute façon. Je retiens une grimace, gênée. Ses yeux lancent des éclairs.
- Le frère d'Aurélien ? termine-t-il à ma place.
J'acquiesce en silence. Il baisse les yeux et se concentre sur le contenu de son assiette. Il se mure dans un silence auquel il ne m'a pas habitué, et je quitte la table avec son autorisation avant le dessert. Je sors mon fide de ma poche dans mon dos.
« Peux-tu m'emmener à la salle de couture stp ? » envoyé-j' à Lachlyn.
Elle apparait immédiatement, et nous téléporte dans la salle pour gagner du temps.
- Mesdames ? appelé-je.
Elles se tournent vers moi et s'inclinent.
- Je voudrais tout d'abord vous remercier pour votre époustouflant travail ; les robes que vous me confectionnez sont absolument magnifique... j'aimerais également vous demander une petite faveur... Vous serait-il possible d'en confectionner une selon ces mensurations ? demandé-j' en tendant un papier avec les mensurations de Tiffany.
La patronne s'approche de moi, prend le papier, et le pose sur sa table de travail.
- Quels tissus voudriez-vous pour votre robe, Votre Altesse ?
J'écarquille les yeux, perdue. Elle sourit, et m'emmène dans la salle des tissus. Avec une superficie deux fois plus grande que ma chambre, cette salle impressionnante m'intimide un peu. Nous parcourons les rayons à la recherche de ce qui me plairait. Enfin, je trouve ce qui me plaît, nous discutons encore des derniers détails, et je les quitte, après les avoir chaleureusement remerciée. Je file dans ma chambre me changer, et je retourne au gymnase, fatiguée et courbaturée, contrecoup de mes efforts de tout à l'heure.
- Entre Thana, me salue Mentor. Bien mangé ?
- Bien, et vous ?
- Aussi. Bien, commençons. Ce soir, force physique d'abord, puis un peu d'agilité, développement des pouvoirs et endurance pour terminer. C'est parti !
Il est presque d'humeur guillerette, ce qui signifie que je vais en baver. Est-ce que j'aurais préféré qu'il soit d'humeur morose ? Peut-être pas quand-même. Je commence ma soirée par pompes, gainage, tractions et squats. A la fin des deux premières heures, j'ai l'impression que tous mes muscles brûlent à feu vif dans mon corps. Horrible. Ensuite, nous enchaînons sur un exercice habituel, celui avec mon ami le singe, sur les barres parallèles, Mentor sort ses couteaux, et c'est parti. Après ça, nous reprenons l'exercice de tout à l'heure avec la boule d'eau, et nous finissons la nuit avec une course de deux heures. A la fin de la nuit, rompue jusqu'aux os, je titube difficilement jusqu'à ma suite, et m'endors comme une souche.

- Thana, appelle doucement Lachlyn en me secouant l'épaule. Mange ça, sinon tu ne vas avoir qu'un seul repas de toute la journée.
J'ouvre les yeux, de nouveau très fatiguée, toute la forme accumulée lors du week-end de perm s'étant envolée. Lachlyn me tend un plateau petit-déj.
- Merci, mais c'est l'heure du dîner, noté-j' en regardant à travers la fenêtre. Je vais me préparer et descendre.
Elle me regarde, soupire, et me présente ma robe. Je file sous la douche, je me retourne pour regarder ma marque, pour la première fois depuis longtemps, et je suis surprise du résultat. Les croutes rouges se sont transformées en cicatrices nettes, bien moins visibles. Je prends une grande inspiration, soulagée, me retourne face au miroir, et expire lentement. J'ai l'impression de me voir pour la première fois depuis longtemps. Seigneur, est-ce que je ressemble vraiment à ça ? Ais-je vraiment maigri à ce point-là ? Je me détaille du regard, horrifiée, je ne peux que contempler mon visage émacié, mes pommettes saillantes, mes côtes, oh mon Dieu mes côtes, mes hanches, mes jambes... mes bras tellement maigres. Je regarde mes yeux écarquillés devant l'horreur que je suis devenue. Je n'ai jamais été jolie, sans fausse modestie, vraiment, mais là, la maigreur me rend affreuse. J'enfile mes sous-vêtements, cherche de quoi cacher ma maigreur alarmante à Lachlyn, mais elle entre dans la pièce.
- Tu vois, dit-elle simplement. Tu ne te regardes jamais dans le miroir, mais voilà ce à quoi tu ressembles. Mélio et moi nous faisons beaucoup de soucis à ton sujet, et j'ai bien l'intention d'en parler à ton père. Tu ne peux plus rester comme ça.
- N'en parle pas à mon père. Ce serait l'inquiéter inutilement. Je vais bien, c'est l'entraînement qui fait ça.
- Et le fait que tu ne manges plus rien, renchérit Lachlyn en fronçant les sourcils. Ne vois-tu donc pas à quel point tu es maigre ?
- Si, mais je te l'ai dit, c'est l'entraînement ! Le gong va bientôt sonner, il faut que je m'habille.
Elle m'habille, me coiffe, me maquille en silence. D'ailleurs, je comprends comment ça se fait que mon père ne remarque rien. Les robes cachent le pire, et Lachlyn me maquille suffisamment bien pour cacher la misère. Je sens qu'elle s'inquiète pour moi. A raison ? Je ne sais plus. Peut-être que c'est la surprise de me voir si maigre qui m'a mise dans cet état. Peut-être que tout le monde en fait tout un plat pour rien. Ça ne m'étonnerait pas. Je suis perdue. Je me retourne vers ma femme de chambre, qui est toujours fâchée.
- Est-ce... est-ce que c'est si grave que ça ? demandé-je d'une petite voix qui m'étonne moi-même.
- Oui ! s'énerve-t-elle. Oui c'est grave ! Je suis surprise que tu arrives encore à soutenir le rythme de l'entraînement !
Je recule sous la véhémence de son ton.
- Pardon, dit-elle. C'est juste que je suis très inquiète. Pourquoi tu ne manges rien ?
- Je n'ai jamais faim, dès que je mange trop, je vais tout vomir, répondis-je.
Elle sent que je suis sincère.
- Ecoute Thana, il faut que tu te forces le plus possible sans vomir derrière. Je pense que, suite à toutes ces années où tu n'as pas assez mangée, ton estomac s'est recroquevillé, et que ça devient pire maintenant, qu'il rétrécit de plus en plus. Pourquoi ? Ça, je n'en sais rien. Mais si tu ne manges rien, ça va devenir de pire en pire, et un jour tu vas t'écrouler.
Je hoche la tête, l'embrasse sur la joue pour la remercie d'être là pour moi, et descends dîner. Aymeric a invité mes amis à dîner, je m'installe entre Martha et Iz. Je le vois engloutir des quantités astronomiques de nourriture, tandis que je la vois se priver. Son ventre gargouille, la pauvre.
- Martha, soufflé-je, qu'est-ce qu'il se passe ?
- De quoi tu parles ?
- Je peux te parler un instant ? Papa, nous revenons dans un instant.
J'attrape le bras de Martha, et nous quittons la pièce.
- Explique-moi pourquoi tu te prives.
- Je ne vois p... OK, répond-elle prestement en voyant ma tête. J'ai envie de maigrir, OK ? Tu devrais comprendre ça, tu fais pareil !
- Non, je ne fais pas pareil !
- Alors pourquoi tu ne manges rien à chaque repas ? Les autres n'ont rien remarqués, enfin je ne crois pas, mais j'ai bien vu que tu n'avales rien.
- Martha, dis-je en essayant de ma calmer, tu es parfaite, d'accord ? Tu es très jolie, et tu n'as nullement le besoin de maigrir.
- Si ! Regarde-toi, tu es super mince !
- NON ! Je suis MAIGRE, pas mince ! Et tu veux que je te dise pourquoi ? PARCE QUE PENDANT DIX ANS, JE N'AI PAS MANGEE A MA FAIM ! hurlé-je, hors de moi. Alors mange, mange le plus possible, reste comme tu es parce que tu es parfaite, et sois heureuse !
Et je remonte dans ma chambre, mes talons à la main. Je me change, et Lachlyn m'emmène au gymnase.
- Bien mangé ? demande Mentor.
- Non, répondis-je hargneusement.
- Tu sembles de bien mauvaise humeur. Tant mieux. Au programme cette nuit, force physique, boxe, pouvoirs, combat et endurance. Bien, commençons.

Des ailes dans le dos - MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant