Chapitre 30

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Nous nous levons et pénétrons dans cette ruche bourdonnante d'êtres humains aveugles et sourds aux personnes qui les entourent. Nous discutons, aussi aveugles et sourds que les autres, et je me sens tellement bien avec lui, tellement... banale. Je ris à ses blagues, il me parle de lui, nous parlons en sillonnant les allées, et je suis bien. Au bout de deux heures, je lui dis au revoir de la main, il part de son côté, et le mec du relais vient me chercher. Je retourne au palais, et décide de m'accorder un moment seule à seul avec Mélio. Nous errons dans le jardin, cachés par les branches tombantes des saules pleureurs.
« Enfin à moment rien que nous deux... » pense-t-il en soupirant de bonheur.
« Ça fait du bien, non ? »
« Complètement. Dis, je me demandais... »
« Oui ? »
« Tu m'emmènerais chasser avec toi ? »
Il sourit de toutes ses dents.
« Monte ! »
​J'attrape sa crinière, tire dessus pour me hisser sur son dos, et nous sommes partis. Nous pénétrons dans le bois du château et nous mettons en chasse. Il renifle au sol parmi les feuilles mortes, en quête d'une odeur qui le mettrait sur la piste de gibier. Il trouve, renifle à fond, et s'élance en direction de l'odeur, tandis que je renifle à mon tour pour trouver ce qu'il traque. A ma plus grande déception, je ne trouve rien, ce qui prouve que mon odorat n'est pas aussi développé que celui de mon lion. Ses pattes font voler les feuilles au sol, elles martèlent le sol qui tremble sous son poids, et m'emmènent vers sa proie. Petite humaine fragile, je sens toute la terrible puissance de ce roi des animaux, et je ris de bonheur. Enfin, alors que nous nous rapprochons de sa proie, je sens son odeur.
« Descends, je pourrais te faire mal. » pense-t-il.
​Je remonte les jambes, pose les pieds sur son dos, et lorsque j'aperçois le majestueux cerf que Mélio a l'intention de tuer, je saute le plus haut possible, mes mains agrippent un arbre, et j'admire depuis mon perchoir le spectacle sanglant de la lutte inégale entre le prédateur et la proie. Ils roulent au sol, les crocs de Mélio cherchent la nuque du cerf qui se débat tant bien que mal, avant de tomber raide mort entre les pattes rouges de mon lion, la nuque brisée. Sa proie dans la gueule, il se rapproche de moi, je descends de mon arbre, et l'admire, splendide animal qui dévore son bien. Une fois le museau nettoyé, la carcasse impeccable et les pattes propres, nous rentrons au palais. Je ne sais pas quoi faire, et je suis impressionnée de voir que l'entraînement a vraiment pris toute la place dans ma vie, car désormais, le temps libre me paraît du temps perdu, du temps dont je ne sais pas quoi faire. Je reste assise sur mon lit, sans but, et j'attends que les heures passent avant de me rendre au gymnase. L'entraînement reprend, et on commence par de la musculation avant de faire du corps-à-corps. C'est une nuit physique (nuit de mardi à mercredi, deuxième semaine des vacances, chrono), très physique, mais j'en ressors contente dans le sens où je me sens physiquement épuisée, ce qui me fait du bien, étant hyperactive. J'ai mis de longues années à canaliser mon énergie, à réussir à rester assise en classe pendant une heure, mais je n'arrive pas encore à rester attentive, mon esprit divague, je bouge sans cesse les pieds, j'ai constamment quelque chose dans les mains. Il y a deux moyens de me calmer un peu. La musique et le sport. En ce moment, j'ai les deux, ce qui m'épuise complètement et me permet d'être plus concentrée sur ce qu'on me dit. J'ai l'impression de ne plus être moi-même, je suis tellement calme et posée... je quitte le gymnase, fatiguée, heureuse, et je vais prendre une douche. Je me lave les cheveux, Lachlyn les tresse, comme d'habitude, et je retourne au gymnase.
- Thana, nous allons voir ton père. Nous allons lui parler de ta marque, explique Mentor d'une voix tendue.
- Pardon ? Vous êtes fou !
- J'ai réfléchi à toutes les options qui s'ouvrent à nous, et comme nous n'avons aucun moyen de savoir si tu es bien un ange, j'ai décidé de lui en parler. Ensuite, une fois que nous l'aurons calmé, nous irons faire un test ADN pour prouver que tu es bien sa fille et que ta mère ne l'a pas trompé, et nous réfléchirons tous les trois à ce que nous allons faire.
Je le regarde, stupéfaite.
- Bonne chance, répondis-je sèchement.
- Allons-y avant que je ne change d'avis, dit-il en soupirant.
Je soupire à mon tour et nous allons retrouver mon père comme si nous nous rendions au bagne.
- Aymeric ? appelle Mentor. Nous avons à te parler.
- Seigneur, j'ai l'impression que vous allez me révéler une horrible chose ! réplique-t-il en riant.
Puis il voit nos mines résignées et inquiètes, et fronce les sourcils.
- Bon, allez-y, dit-il lentement, se préparant à notre révélation.
- Thana, enlève ton t-shirt.
- Quoi ? demandé-je, gênée de me dénuder ainsi devant mon père.
- Hors de question ! s'insurge celui-ci en même temps que moi.
- Je croyais qu'on allait lui expliquer ! enchaîné-je.
- Enlève ton t-shirt ! ordonne Mentor.
Je me tourne, l'enlève, et j'entends la respiration brusque de mon père. Je remets mon haut, et me retourne lentement vers lui, inquiète de sa réaction. Il nous regarde tour à tour, le souffle coupé, la bouche légèrement ouverte. Ses yeux papillonnent entre Mentor et moi en quête d'une réponse.
- Thana a eu cette marque le jour où elle a découvert ses pouvoirs, explique alors mon maître. J'ai su qu'elle l'avait lorsque je lui ai montré celle de Locas et qu'elle a réagi quand je lui ai dit qu'elle était caractéristique des démons. A ce moment-là, évidemment, je me suis posé toutes les questions du monde, et j'ai décidé d'entamer des recherches avant de t'en parler pour pouvoir expliquer la présence de cette marque de manière rationnelle. Comme ça, tous les problèmes qui devaient normalement suivre cette révélation seraient balayés par les réponses que j'allais apporter. Seul soucis, nous n'avons rien trouvés. Nous avons enquêtés sur ses origines, j'ai pensé que ça pouvait avoir été déclenché lors de ses sept ans, comme son détecteur de mensonge et ses sens surdéveloppés, mais non. Nous avons recherchés dans les archives la date du séjour du dernier ambassadeur démon, mais nous n'avons rien trouvés qui pourrait expliquer ça...
Il se racle la gorge, gêné de sous-entendre de manière aussi grossière que ma mère aurait trompé mon père avec un démon.
- Alors j'ai décidé de te dire, et d'aller ensuite faire un test ADN pour savoir ce qu'elle est exactement.
Il guette la réaction de mon père, tout comme moi. Aymeric garde le silence, avant d'exploser.
- Et tu n'as pas estimé que j'avais peut-être avoir le droit de savoir que ma fille n'était peut-être pas ma fille ?!
- C'est exactement pour ça que j'ai attendu de savoir pour t'en parler ! réplique violemment Mentor. Je savais que tu sauterais à la conclusion que tu étais trompé, comme n'importe qui aurait sauté à cette conclusion, et que du coup ta fille n'était pas ta fille, qu'elle n'avait donc aucun droit sur ce trône, et que tu étais en train de faire de cette fille un Invisible démon ! Evidemment que je voulais t'en parler, mais à la minute même ou j'ai vu cette marque, j'ai pensé à tout ça, et j'ai donc entamé des recherches pour prouver que c'est bien ta fille, et surtout que c'est un ange ! Mais je n'ai rien trouvé ! Que veux-tu que je te dise ? Elle a un œil vert et l'autre gris, la marque des démons, cette mèche noire au milieu de ses cheveux blonds, elle ressemble à ta mère mais n'a aucun trait de toi, n'a absolument pas ton caractère ! Je ne savais pas quoi penser, parce qu'à part les yeux bleus et un dos vide de toute marque, il n'y a aucun moyen de reconnaître un ange !
- Ne me parle pas comme ça, n'oublie pas que je suis ton roi ! rugit mon père, furieux.
- Oh, c'est donc l'excuse derrière laquelle tu te réfugies pour ne pas avoir à entendre ce que je te dis ? Je veux juste t'expliquer que nous avons un très gros problème sur les bras, et qu'il s'agit de ta fille !
- Ce n'est peut-être même pas ma fille !
Je reste figée face à lui, impassible. Mais sa remarque me blesse énormément, comme un gros coup de poing dans le ventre.
- Bien sûr que tu es ma fille, Thana chérie, mais peut-être pas biologique, réplique immédiatement mon père pour se rattraper.
Je hoche la tête sans un mot.
- C'est pour ça qu'il faut faire ce test ADN, pour prouver qu'elle est ta fille !
- Et si elle ne l'était pas ? Quelle importance, je déclare que je l'adopte ! J'en ai le droit non ?
- Et dans ce cas, lorsque ce sera à son tour de monter sur le trône, elle devra s'imposer, parce qu'on déclarera qu'elle n'a aucun droit sur le trône, n'étant pas de sang royal ! En plus, si tu as un enfant avec Sofia, qui sera officiellement la reine d'ici quelques mois, quel enfant sera l'héritier ? L'enfant adopté, à moitié démon, où l'enfant purement ange qui sera le fruit du roi et de la reine ?
Je regarde mon père, rouge de colère, sur le point d'arracher la tête de Mentor, et je regarde ce dernier, rouge lui aussi d'avoir crié, essayant d'expliquer l'horreur de la situation. Finalement, mon père se calme, se laisse tomber sur un fauteuil.
- Bon, et si elle est ma fille ?
- Dans ce cas, tu feras une annonce publique en déclarant que, suite à des problèmes de santé, ta fille a eu cette marque, mais qu'elle n'est en aucun cas un démon. Ensuite, tout le monde demandera une preuve, et tu leur fourniras les résultats du test ADN. Puis Thana se cache pendant un moment, le temps que l'affaire se tasse, et c'est bon.
- Et si elle ne l'est pas ? Je veux dire, ma fille biologique, précise-t-il avec un regard dans ma direction.
- J'avais compris, le rassuré-je d'une voix claire qui me surprend moi-même.
J'ai la gorge nouée par la tournure que prend cette conversation. Mentor soupire.
- Je ne sais pas encore, répond-il en baissant les yeux.
Je sens la seringue s'enfoncer au creux de mon coude, les yeux détournés. Je hais les prises de sang. Je réprime un frisson et me laisse faire, immobile. Enfin, la seringue est retirée et je respire de nouveau. L'homme place un morceau de coton sur le trou, que je tiens avec le doigt, et file en labo pour analyser mon sang. Je le sens fébrile, car il a reçu pour ordre de verrouiller les dossiers aussitôt qu'il a les résultats et de les donner à mon père en premier. Si non, il finira sa vie dans les cachots, le roi y veillera. Je quitte la chaise et remonte dans le bureau de mon père, accompagné de celui-ci et de Mentor. Nous remontons en silence, et une fois dans le bureau, Mentor et Aymeric discutent des conséquences que peuvent avoir ce test. Je ne les écoute plus, mes pensées s'envolent, et je me surprends à revivre la chasse avec Mélio. C'était tellement intense... comme si nous étions connectés d'une autre manière, pas comme si nos deux esprits se contactaient mais plutôt comme si le sien devenait le mien également. Il entre alors dans la pièce, essoufflé et fier, tenant dans sa gueule un magnifique sanglier, énorme. Il le tient par l'échine, et le traîne dans le bureau.
- Mélio ! Bravo, c'est incroyable ! m'écrié-je, bouffie de fierté pour mon chasseur.
Il lâche sa proie et vient me faire un câlin. Il place son museau dans mon cou, et le tâche de quelques gouttes de sang, mais je m'en fiche, je le serre dans mon bras valide, l'autre emprisonné dans l'atèle que je n'ai pas eu le temps d'enlever. Mentor et Aymeric nous regardent, bouche bée, et nous sortons, Mélio tenant son sanglier dans la gueule. Nous remontons dans notre suite.
« Je n'arrive pas à croire que tu es eu un sanglier ! » pensé-je, folle de joie.
« Je te jure, c'était dur mais je l'ai eu, la sale bête, je vais le mériter, mon repas ! » répond-il en souriant, débordant de fierté.
Le sanglier pue horriblement, mais je m'en fiche, parce que je suis tellement fière de mon lion. Il déguste sa proie pendant que je panse ses blessures. Le sanglier lui a violemment éraflé le flanc, et je fais en sorte que ça ne s'infecte pas. Cependant, Mélio demande à ce que je laisse sa plaie à l'air libre, pour en garder le souvenir. Je souris.
« Surtout pour la montrer à tout le monde, oui ! »
Il me donne un coup de patte et nous nous posons sur le canapé. Mon fide sonne.
« J'ai les résultats, viens me voir dans le bureau. Aymeric. »
Mon sourire disparaît et j'essaie de cacher ma peur et de taire mon appréhension. Je suis morte de trouille. Mélio décide de descendre avec moi, et nous sommes donc discrets dans les couloirs pour que personne ne le remarque. J'ouvre la porte du bureau, le cœur comme un cheval galopant dans ma poitrine, écrasant tout sur son passage. Mon père m'accueille, et je m'assois dans mon fauteuil.
- Nous venons juste de recevoir les résultats. Tu es un ange, fille de Lily et Aymeric Loster.
Je soupire de soulagement. Mélio souffle mentalement, et je sens son esprit qui s'illumine et qui éclaire le mien, comme un soleil.
- Donc, qu'allons-nous faire maintenant ? demandé-je.
- Je ne sais pas. La période de Noël approche bientôt et nous allons donc avoir une grande réception, où il va falloir que tu te mettes en robe. Et il est hors de question que tu te caches pendant toute ta vie. Donc je vais réfléchir à un moyen de faire avaler la pilule, et je vais en parler au peuple le plus tôt possible.
- OK.
- Mentor m'a dit que tu avais des ailes noires... je regrette mais tant que je n'aurais pas fait d'annonce, j'aimerais que tu ne voles pas.
- Evidemment, répondis-j' en souriant.
J'apprécie qu'on me prenne pour une petite fille incapable de réfléchir.
- Allez, on retourne au gymnase, déclare Mentor en se levant.
Je le suis avec un dernier regard pour mon père. Je suis contente qu'il ait insisté sur le fait que biologique ou pas, je sois sa fille. Je lui souris et sors, emportant une image souriante de lui.

Des ailes dans le dos - MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant