Chapitre 51

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Elle accueille presque son assiette avec soulagement, ce qui me fait rire, et je prends également la mienne. Elle lève les yeux vers moi.
- Ca a l'air super bon, pour moi ! Et toi ?
- Aussi ! Mais ne détourne pas la conversation, Martha...
Elle éclate de rire.
- OK, t'as gagné. De toute façon, tu peux détecter les mensonges, alors à quoi bon ? Oui, il y a quelqu'un, et toi comme moi savons que tu sais qui c'est.
Houlà, le temps que la phrase prenne tout son sens, attends deux secondes...
- Et tu en penses quoi ? demandé-je.
- Je pense que... j'aurai peut-être une chance, à l'avenir. Pour l'instant, il est encore trop gamin, et surtout trop aveugle, mais il finira par grandir et s'intéresser alors plus à ses sentiments. Mais je suis patiente et surtout, j'ai tout mon temps.
Sa maturité et sa clairvoyance sont impressionnantes. Elle affronte la réalité avec une dureté qui pourrait lui faire mal, si elle n'avait pas cette légèreté qui l'habite, qui la fait voler au-dessus de tout ça. Elle ne va pas jouer à dire qu'il ne l'aime pas si elle sait que si, il n'y a aucune mascarade, juste la vérité dans son état le plus pur, le plus brut, et aussi le plus violent. Elle le dit simplement, et c'est certainement ce qui rend cette vérité si dure. Et elle en souffrirait, tout laisse à croire qu'elle en a souffert, elle en souffrirait si elle n'avait pas cette sagesse qui me stupéfait. C'est exactement ça, c'est le mot, sagesse. Martha est habitée d'une sagesse surprenante pour son âge. Elle n'est pas innocente comme Emilie, elle a vécu, fait des choses dures, il n'y a pas cette innocence de petite fille que je retrouve chez mon amie. Martha semble déjà vieille intellectuellement alors qu'elle n'est qu'au début de sa vie. Elle a tout dit en quelques mots, il n'y a plus rien à ajouter. Elle va à l'essentiel.
- Tu ne doutes pas ?
- Si, parfois, évidemment. C'est impossible de ne pas douter ! Mais bon, après un bon chocolat chaud, je reprends mes esprits ! Je n'ai que dix-sept ans, j'ai la vie devant moi et surtout, je lui fais confiance, dit-elle en riant.
Elle plante alors sa fourchette dans son assiette.
- Bon appétit !
- Bon app' !
Je goûte mes courgettes farcies, qui sont à tomber par terre.
- C'est bon toi ?
- Délicieux ! Et toi ?
- Parfait... holala, c'est vraiment trop bon !
Elle éclate de rire.
- Comment va Mélio ? demande-t-elle la bouche pleine.
- Bah pas mal du tout, écoute, il se porte bien, en ce moment il est un peu plus actif à l'entraînement. Je ne peux pas en dire plus, je suis tenue au secret, mais voilà. Il sera ravi de savoir que tu as pris de ses nouvelles !
- C'est dommage qu'on ne le voit pas plus... pourquoi tu ne demandes pas à ton père s'il a le droit de sortir ?
- Je ne le vois plus des masses en ce moment, je suis très prise par l'entraînement...
- Et pourquoi tu n'as pas profité de cette soirée pour le voir ?
- Eh bien j'avais envie de voir mes amis, et puis nous sommes vendredi, je sais que sa soirée est prise.
Soudain, j'éprouve un scrupule à lui parler de Sofia. Ai-je bien fais d'en parler à Emilie ? Peut-être Aymeric voulait-il que je le garde secret... de toute façon, c'est trop tard. Mais je décide de ne pas le dire à Martha, de peur de commettre une bourde.
- Mais tu as raison, je vais essayer de lui en parler le plus vite possible, parce que c'est pesant pour Mélio.
J'enfourne une nouvelle fourchette dans ma bouche, prenant bien soin de ne pas manger trop vite pour laisser le temps à mon estomac d'accepter la nourriture.
- Mmh (j'avale le plus vite possible, une idée venant de me traverser l'esprit), tu as dit que Norbert était pas libre parce qu'il avait des travaux d'intérêt public ?!
- Ah ! s'exclame Martha en éclatant de rire. Oui, effectivement, il doit déboucher les toilettes des garçons, qui sont bouchées.
- Qu'est-ce qu'il a fait comme connerie, ce doué ?
- Il a fait le con avec ses potes de chambre, ils ont pris du shampoing, de l'eau, et ils ont glissés dans le couloir... sauf qu'ils ont mis la musique à fond, et donc ils se sont évidemment fait choper.
J'éclate de rire, visualisant la scène, un jeune homme blond, mince, aux yeux très bleus, en train de glisser sur le ventre dans le couloir.
- En plus, ça a coulé sous les portes des autres chambres, y en avait partout, ils ont fait des traces sur les murs du couloir, bref, le bazar ! Donc Paul s'est tapé de lessiver les murs, Norbert a eu les toilettes bouchées, et Henri la vaisselle.
- Ouais, il a eu le pire quoi !
- Bah il n'est pas le plus sage des trois non plus... bon, techniquement, ils ne sont pas les seuls à avoir participé...
- Tu veux dire que tu...
- Euh... possible... bon, en fait, on était bien une quinzaine à participer, mais plusieurs se sont cachés quand les surveillants sont arrivés, et puis on était au moins à cinq à ne plus être élèves, donc techniquement on ne peut pas être puni. Ils ont commencés à distribuer des punitions, et on ne s'est pas gêné pour le leur faire comprendre. Résultats, comme ce sont eux qui ont lancés le truc, ce sont les seuls à avoir pris sur la fraise.
- Aha les pauvres !
- Bah, ça lui fera les pieds, réplique-t-elle en riant.
Nous mangeons en silence, et je continue mes questions.
- Tes vacances se poursuivent jusqu'à quand ?
- Je suis officiellement en vacances jusqu'au cinq janvier, date à partir de laquelle je suis en perm, jusqu'à ce qu'on me donne une mission. Mais bon, tout le monde sait qu'il faut reprendre l'entraînement rapidement après le Nouvel An, si on ne veut pas être largué. Une remise en forme, quoi. Donc je profite de mes vacances, et une fois que j'aurais cuvé le Nouvel An, je me remettrais au travail, je me maintiendrai en forme et je peaufinerai mes stratégies d'attaque jusqu'à ce qu'on m'envoie en mission.
- En quoi consiste ta maintenance en forme ?
En vérité, je suis assez intéressée, histoire de comparer son entraînement physique au sien.
- Je m'entraîne beaucoup sur les armes, car à part mes deux armes affinitaires, je ne suis pas très douée, et puis il y a du corps-à-corps, également, et de l'endurance.
- Tu t'entraînes combien de temps par jour ?
- Une heure d'endurance pour commencer la journée, deux heures sur les armes, le matin, et deux heures sur le corps-à-corps l'après-midi. Ensuite, je travaille sur ma stratégie.
Je hoche la tête.
- Et toi ?
- Je suis désolée, Martha, je ne peux pas te le dire...
- Bien sûr, je comprends. Ça se passe bien ?
Comment répondre à cette question ? Question moral, non. Question forme physique, non. Est-ce que j'avance bien ? Je n'en sais rien. Je viens d'entamer la troisième étape, mais je ne sais pas combien de temps dois durer chaque étape en temps normal, et surtout je ne sais pas combien de temps va durer la dernière étape.
- Oui, ça va, j'avance bien, je suis à la dernière étape, que j'ai commencée il y a deux semaines.
Elle hoche la tête, et sourit.
- C'est cool que tu avances bien ! Tu vas passer l'épreuve finale quand ?
- Je ne sais pas encore, Mentor lui-même ne sait pas.
Sa fourchette tourne dans son assiette. Il ne reste plus rien, alors que la mienne est encore bien remplie. Il reste au moins la moitié, mais je sens que je ne peux pas me forcer.
- Comment tu te sens, en ce moment ? Ce doit être épuisant, l'entraînement... quand est-ce que tu dors ? Puisque tu t'entraînes toutes les nuits, et que tu vas en cours le jour...
- Je dors en cours, t'inquiètes. Ça va, c'est intense, mais je sais que c'est bientôt fini. Et puis mon père va avoir besoin d'aide pour organiser la période de Noël et du Nouvel An, avec le bal, les deux fêtes consécutives, donc je vais avoir une pause avec l'entraînement, je pense, et puis ça va me permettre de passer du temps avec Aymeric.
- C'est une bonne chose, Thana ! Je suis sincèrement contente pour toi, tu en as besoin. Tu ne peux pas continuer ainsi, tu as l'air crevée.
- Non, ça va Martha, t'inquiètes !
Elle me regarde, et plisse les yeux. L'odeur âcre du mensonge se ravive à mon bon souvenir, mais je l'ignore. Je le sais bien, que je mens. Et elle comme moi savons que je mens. Mais tant que je peux mentir, cela prouve que je suis toujours en forme, que j'en suis capable.
- Thana, ne me mens pas s'il-te-plaît.
- Je ne mens pas, Martha. Si je n'allais pas bien, je ne pourrais pas mentir.
Elle m'observe, pensive. J'ai tellement envie de lire dans ses pensées. Mais je ne le fais pas, parce que c'est trop mesquin, méchant, lâche. Je ne veux pas lui dire la vérité, ni affronter la réalité en face, alors je ne peux pas lui faire ça. Le serveur aborde notre table.
- Vous avez fini ? demande-t-il.
- Oui, merci, dis-je en tendant mon assiette, souhaitant la soustraire aux regards de mon amie, qui tend également son assiette au serveur.
- Vous prendrez un dessert ?
- Oui, s'il-vous-plaît.
Il repart avec les assiettes, et nous continuons à discuter.
- Tu projettes quoi pour tes vacances là ? demandé-je.
- Je vais continuer à aider Norbert jusqu'à ce qu'il passe son examen, et puis je vais profiter de cette période pour souffler un peu et passer du temps avec Emyia, mon pégase, passer du temps à la bibliothèque, car j'y passe beaucoup moins de temps qu'avant, depuis cette année, enfin bref, je vais me faire plaisir, et surtout me reposer. Et toi, quand est-ce que tu penses avoir les tiennes ?
- Mesdemoiselles, voici la carte des desserts, nous interrompt le serveur intempestif.
- Merci. Bah écoute, dis-je en me tournant vers Martha, je n'en ai absolument aucune idée. Je pense que mon père va demander à m'avoir une semaine avant le bal, mais Mentor va vouloir que je ne sois disponible qu'un jour avant pour aider à l'organisation. Donc je serais libre la soirée du 24, j'imagine, puis la journée entière du 28, et puis pour la soirée du premier. Je ne sais vraiment pas du tout, j'espère vraiment pouvoir l'aider, je sais qu'il en aura besoin.
- J'espère pour toi, Thana.
Nous jetons un œil sur la carte.
- Qu'est-ce que tu vas prendre ?
- Un tiramisu, et toi ?
- Une salade de fruit. Depuis quand tu connais Iz ?
- Euh, depuis pas très longtemps, on devait avoir dix ans déjà. On était dans la même classe, Iz et moi, et Maxime et Norbert dans une autre. C'était mon voisin de classe, donc tout a démarré là.
- Et comment vous êtes devenus si proches ? Iz semble se comporter comme un grand frère avec toi...
- Oui, c'est vrai. En fait, j'ai eu cette année-là de gros problèmes en classe, liés à ma timidité, et Iz est devenu un peu mon protecteur en quelque sorte. Je le considère à la fois comme mon grand frère et mon confident.
- Que s'est-il passé ?
- Je ne suis pas sûre de vouloir en parler. C'est une période qui remonte, mais qui m'a profondément affectée. Si aujourd'hui je me sens mieux, je peux facilement retomber dans ce que j'ai vécu. Donc j'en parlerai peut-être une autre fois.
- Bien sûr, je comprends.
Mais je comprends également que c'est aussi parce qu'elle ne me fait pas totalement confiance, et surtout que je n'ai rien fait pour la mériter, qu'elle ne m'en parle pas.
- Comment est-ce arrivé, le déclenchement de tes pouvoirs ? demande Martha, rompant le silence entre nous.
- Euh... je revenais de chez Emilie, et j'étais dans les bois, puis y a des hommes, deux je crois, qui se sont ramenés avec des intentions malsaines, et j'étais acculée contre un arbre, alors mes pouvoirs se sont déclenchés.
- Tu as ressenti de la peur à ce moment-là ?
Je reste silencieuse. Qu'est-ce que je dois répondre ?
- Oui, répondis-je avec aplomb.
Je la défis de me trouver faible. Oui, j'ai eu peur, car j'étais seule, faible et fatiguée ce soir-là, contre deux hommes qui avaient l'intention évidente d'abuser de moi.
- Je comprends. Tu crois que c'est la peur qui a motivé ton geste ?
- Je ne vois pas d'autres explications.
- C'est intéressant. Il y a des personnes que la peur paralyse alors que toi, au contraire, elle te motive et te pousse à te dépasser. C'est une chance que tu as !
- Euh... si tu le dis !
Elle rit, et je m'efforce de faire de même. Mais je m'empresse également de reprendre la main, pour éviter d'autres questions dérangeantes. Le serveur arrive avec nos desserts, qui se révèlent absolument délicieux. Je rabats mes cheveux devant moi, en prenant bien soin de veiller à ce qu'ils cachent ma marque, et déguste ma salade fruit.
- Tu veux goûter ? demande-t-elle.
- Avec plaisir, merci. Sers-toi si t'en veux, dis-je en désignant mon dessert.
Nous piquons chacune dans le plat de l'autre. Son tiramisu est à tomber par terre, vraiment, et elle aime ma salade de fruits.
- Tu prendras un café ? demandé-je.
- Non, pas pour moi, merci. Et toi ?
Je m'apprête à acquiescer, quand mon fide sonne. Un message de Lachlyn.
Thana, désolée de te déranger pendant que tu es au restaurant, mais j'ai vraiment besoin de toi, c'est assez urgent... Lachlyn
Je relève les yeux.
- Non, moi non plus.
Le serveur arrive.
- Vous avez fini ?
- Oui, merci. On pourrait avoir l'addition s'il vous plaît ?
J'essaie de ne pas donner l'impression de presser Martha, mais il faut vraiment que je me dépêche. Elle donne son assiette, fini son verre d'eau, et commence à mettre son manteau. Je fais de même, rassurée. Bon, ça n'a pas l'air de trop la brusquer. Nous nous levons et je vais régler, pendant que Martha m'attend dehors.
- Merci beaucoup, Thana, c'était vraiment merveilleux, et délicieux en plus ! s'exclame Martha une fois dehors.
- Bah derien écoute, ça m'a fait vraiment plaisir aussi, et puis ça permet de se retrouver un peu, vu les trois mois que je viens de passer sans voir grand-monde...
- T'inquiètes, c'est bientôt fini, on se verra plus souvent après, dit-elle avec un sourire rassurant.
Nous rejoignons Teria qui a eu la patience et l'immense bonté de nous attendre (Nota bene : penser à la remercier comme il se doit), et nous sommes en route pour le château. Il est encore tôt, nous avons passé une heure et demie au restaurant, il me reste encore du temps avant de retourner à l'entraînement.
- Il est temps pour moi de retourner à la base, dit mon amie une fois au palais. Merci beaucoup pour l'invitation.
- Martha, je t'ai dit que le plaisir était pour moi ! m'exclamé-je avec un clin d'œil.
Nous nous séparons, je remercie Teria, et j'attends que mon amie ait tourné derrière le portail pour courir à toutes jambes dans ma suite. Je pousse la porte et découvre une Lachlyn qui tourne en rond dans le salon, visiblement en grande discussion avec Mélio, qui affiche une mine inquiète. Ils se retournent en m'entendant entrer.
- Thana ! Te voilà, désolé pour ce message, mais c'est urgent.
En deux enjambées, je suis près d'elle.
- Mélio voulait retourner sur Terre alors je l'ai accompagné, et on a trouvé ça.
Elle me tend un morceau de papier.
« SOS T »
Je le regarde, perdue.
- Qu'est-ce que c'est ?
- On l'​a trouvé près de ton message à Tiff...

Des ailes dans le dos - MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant