Chapitre 4

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Je cours longtemps ainsi, incapable de m'arrêter, et j'arrive chez moi bien plus tôt que prévu. Suffocante, je m'écroule dans le salon, en sueur. L'homme est là, dans le fauteuil, mais l'odeur de crasse qui le recouvrait a disparu, sa barbe naissante est rasée, il a des vêtements propres, et c'est cette fois une bouteille de vodka qu'il tient à la main. Lucie est passée. Haletante, je me redresse, et vais récupérer les clefs sous le paillasson, je verrouille la porte, et file sous la douche. J'enfile mon pyjama, un vulgaire morceau de chiffon pour le haut et un jogging pour le bas, et je me dirige vers la cuisine, où je prépare le dîner de l'homme. Mes pensées s'envolent tandis que les frites chauffent dans le four, et je repense à cet incident. Je suis morte de honte alors que je me remémore ma faiblesse, et je tente de chasser ces idées envahissantes. J'installe Louis à table, lui donne à manger, débarrasse, fais la vaisselle, et vais me coucher. Le sommeil m'échappe à mesure que je l'appelle et, exaspérée, je vais chercher mes écouteurs, je lance la musique, et je repense à cette soirée. Ou plutôt à l'incident qui a suivi, dans les bois.

Car maintenant que j'ai repris mes esprits, je sais d'où viennent les flammes et l'eau. De moi, évidemment. De mes mains, plus précisément. Mais c'est impossible, physiquement impossible. Je suis la première à dire que je me contre-fous de mes cours, mais je sais que la loi de la nature ne le permet pas. Je rumine ces sombres pensées pendant des heures et je regarde, depuis ma petite fenêtre à guillotine, la lune éclairer de plus en plus les ténèbres progressivement de plus en plus sombres, laissant la place aux créatures de la nuit. Je déteste la nuit, j'ai une peur paralysante du noir, aussi je préfère de très loin le jour. La nuit me fait peur par son obscurité glaçante, qui révèle les côtés obscurs des gens que nous aimons, et mes côtés obscurs sont biens mieux cachés. Mais le sommeil m'échappe et je reste toute la nuit ainsi, accoudée à cette petite fenêtre qui fait pénétrer l'air frais dans ma minuscule chambre. Enfin, le jour se lève doucement et tout le mal qui prend possession de moi pendant la nuit laisse place à un masque d'impassibilité qui me protège plus sûrement que n'importe quel instrument de protection contre les autres, mais surtout contre moi-même. Je me lève difficilement, le corps tout ankylosé d'être resté aussi longtemps dans une même position. Je referme d'un coup sec la fenêtre, empoigne quelques vêtements au hasard, et me dirige à pas lents vers la salle de bain. Je prends une douche, et affronte avec un soupir résigné mon reflet dans le miroir. J'ai un hoquet de surprise. La marque a énormément grandie, elle faisait à peine la taille de mon pouce hier, elle fait la taille de ma paume. Je suis complètement abasourdie, et catastrophée. Comment cacher une chose pareille ? Je ne prête plus aucune attention à mes énormes cernes, mes joues creuses et mes traits tirés par la fatigue, toute entière à la tâche noire qui continue de s'étendre sur ma clavicule. Je secoue la tête pour en détacher mon regard, et je pousse un hurlement de surprise. Elle y est également de l'autre côté. Je ne l'avais pas remarquée hier. Les engrenages de mon cerveau se mettent en marche, et mes pupilles se dilatent de surprise à mesure que je comprends ce qui est à ma portée. J'enlève doucement mon t-shirt, dégrafe mon soutien-gorge, et me retourne. Je tourne la tête pour regarder mon dos, et mes mains lâchent mes affaires. La marque noire, toujours en mouvement, s'étend sur la moitié supérieure de mon dos, dont elle couvre toute la largeur, et progresse beaucoup plus vite. Sans un bruit, sans un mouvement, je la regarde longtemps évoluer ainsi sur mon dos, le recouvrant peu à peu totalement. Enfin, après un temps infini à regarder s'étaler cette tâche, je devine enfin le dessin. Une immense paire d'ailes noires me recouvre totalement le dos, comme un monstrueux tatouage. Seulement, celui-ci s'est formé sans mon accord, tout seul, en bougeant, en deux jours, et je l'ai vu évoluer sous mes yeux. Elle s'arrête de bouger. Mon masque est tombé sans que je ne m'en rende compte, laissant à la portée de tous l'étendue infinie de ma peur, cette peur qui me ronge depuis hier soir, certes, mais qui se cache en moi depuis bien plus longtemps. Je ferme les yeux, tâchant de me recentrer, j'affiche de nouveau mon masque, je remets mon soutien-gorge, et je m'arrête soudainement. Je file dans la cuisine, toujours à moitié nue, ce qui est un spectacle très étrange, moi qui ne dévoile aucune partie de moi, autant physiquement que mentalement, j'ouvre un tiroir et je m'empare des énormes couteux de cuisine, avec dents ou lisses, peu importe, mes mains tremblantes s'en emparent et je retourne dans la salle de bain. J'enlève mon soutien-gorge, je m'empare du plus pointu, et je fais une profonde entaille dans ma clavicule gauche. Le vent siffle sur ma plaie profonde, mais je reste stoïque, et je farfouille avec mon couteau, essayant de trouver quelque chose dans ma chair qui pourrait me permettre d'enlever cette marque. Finalement, ne trouvant rien, je m'attaque à mon dos, au point où les deux ailes se rejoignent, et je plante le couteau rouge de sang à la verticale. Il bute contre un morceau dur, et j'ai un haut-le-cœur lorsque je comprends qu'il s'agit de ma colonne vertébrale. Un torrent de sang s'écoule de la plaie béante, formant une mare à mes pieds. Je hurle de douleur, mais je continue à fouiller dans ma chair, tandis que le sans s'écoule par flots de mon corps, que j'entaille profondément à plusieurs endroits. Je hurle, je pleure, mais je continue mon travail de boucher. Des morceaux de chairs gisent à terre, ma chair à vif siffle dans les courants d'air, la douleur est intolérable, intolérable, tenir, tenir, moins de sang, enlever la tâche, la tâche, la tâche...

Des ailes dans le dos - MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant