Chapitre 38

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- Prête ? crié-je pour qu'Emilie m'entende par cabine interposée.
- Autant que je puisse l'être dans cette tenue, marmonne-t-elle.
Je souris et sors, Emilie faisant de même. Nous nous faisons face au même moment, et éclatons de rire.
- Ah, ce que c'est laid ! m'exclamé-je en la voyant.
Elle porte une affreuse jupe droite grise avec des boudins noirs, dans un tissu indéfinissable, et un haut fuchsia bouffant au niveau des épaules, qui lui donne une tête ignoble. De mon côté, je porte un legging noir à paillette qui m'irrite les mollets et me moule exactement là où il ne faut pas.
- Tu t'es vues ? s'insurge Emilie en riant. Attends que je prenne une photo !
Elle sort son ancien téléphone portable, et je remarque un minuscule embout bleu fluo qui dépasse. Il est connecté à son fide ! Hyper intelligent. Je réagis aussitôt et fais de même, pour immortaliser ce moment. Nous retournons en cabine pour essayer la suite, sous les regards médusés des vendeurs. Nous essayons les pires tenues du magasin, riants aux éclats et prenant des photos pour garder une trace, un souvenir de cet instant de complicité entre nous, et le choix d'Emilie se porte finalement sur un très beau chemisier bordeaux, et moi sur une chemise sans manche. Nous sortons du magasin avec nos vêtements, et je suis surprise de voir que je suis encore pleine aux as. J'ai tellement d'argent, tout à coup ! Cela me transporte de joie, de voir que pour la première fois depuis dix ans, je peux me faire plaisir sans penser aux conséquences, aux fins de mois, aux centimes qui vont faire la différence. Cette époque est révolue, maintenant, mais j'en garde toujours un souvenir vif qui continue de guider mes gestes. On ne perd pas dix ans d'habitudes en trois mois. C'est trop tôt, trop frais dans mon souvenir. Nous allons faire un tour dans une boutique pour hommes à ma demande, et je me trouve la chemise de mes rêves, une énorme chemise en flanelle, taille XL, à carreaux blancs, marrons et verts clair, que j'ai l'intention d'utiliser comme pyjama. Si je suis tout sauf féminine au naturel, j'adore les chemises de nuit, et il fallait que je m'en trouve une chaude pour l'hiver, car celles que j'ai au château sont en coton, pour l'été. Nous entrons dans une boutique pour femmes, où Emilie trouve un jean violet foncé, un pull en laine crème, des chaussures à talons et deux t-shirts, après que nous ayons de nouveau exaspéré les vendeurs. Nous décidons de nous arrêter pour manger. Nous prenons un sandwich, elle au jambon, moi au thon, et nous nous asseyons sur une banquette, nos sacs entre les jambes. Je sens qu'Emilie louche sur mon sandwich, et je sais que la question revient de nouveau dans son esprit.
Elle m'a demandé, il y a de ça quelques années, pourquoi j'étais végétarienne. J'avais refusé de lui répondre. En vérité, la réponse était toute bête. La viande coûte affreusement cher, alors j'avais rapidement appris à faire une impasse dessus. Et l'habitude de manger de la viande était passée très rapidement, à peine six mois plus tard, l'odeur me dégoutait plus efficacement que ce que je pensais, sans parler du goût. Manger de la viande était devenu impossible. Ça n'avait en revanche pas marché pour le poisson, que j'adorais. Peut-être devrais-lui répondre, maintenant. Je ne sais pas. Je n'ai pas envie d'y penser, pas envie de penser à la femme que je suis devenue à cause de ce que j'ai vécu. Je secoue la tête et renverse la tête en arrière, fermant les yeux pour profiter au maximum de ce moment.
- Des idées de boutiques pour cet aprèm ? demandé-je.
- Mmh, quelques-unes, j'avoue. J'aimerais me trouver une paire d'escarpins pour le bal, au royaume il y a moins de choix, des bijoux, aussi, il faut que je renouvelle mon stock de maquillage qui s'amenuise, et je voudrais me trouver une jupe d'hiver. Et toi ?
- Attends, quel bal ?
- Bah le bal des Vacances ! Tu n'es pas au courant ?
Elle fronce les sourcils, et je fais de même, perdue.
- Mais de quoi tu parles ?
J'ai l'impression de débarquer d'une autre planète, une fois encore.
- Chaque année, il y a un énorme bal des Vacances dans chaque ville, le 28 au soir, et pour Ariastemdal, il est toujours organisé au château. L'intégralité de la ville est invitée, c'est une sorte de retrouvaille massive pour fêter Noël et le réveillon. Tu vois ? Mais je suis étonnée que ton père ne t'en aie pas parlé... c'est déjà la mi-novembre, il doit être en plein dans les préparatifs, c'est dans un mois et demi.
Je suis surprise, très surprise. Non, il ne m'en a pas parlé. Un évènement de cette taille m'aurait marqué. Etre exhibé aux yeux de toute la ville ne m'aurait pas échappé. Je fronce les sourcils, étonnée, et essaie de chercher dans mes souvenirs un quelconque indice qui témoignerait de cette conversation fantôme. Mais rien ne me vient, et j'en déduis qu'elle n'a finalement pas eu lieu. Impossible que j'oublie une chose pareille.
- Mais... l'intégralité de la ville ? Tous les habitants, tous dans le château ? Et c'est la même chose pour chaque ville ?
- Oui. Pour une nuit, le château est ouvert aux visiteurs, juste le temps du bal, qui fête à la foi Noël et le réveillon. En tout cas, toujours est-il que, vu la pauvreté des boutiques au royaume, je voudrais me trouver des chaussures ici, vu qu'ils ne les font pas sur mesure.
- Ah, parce qu'ils font les fringues sur mesure ?
- Seulement les vêtements pour le bal. Il y a une filiale au royaume, une seule, avec je crois trois boutiques rien qu'à Ariastemdal, de vêtements sur-mesure spécialement pour le bal des Vacances. Il faut s'y prendre des mois à l'avance pour avoir sa robe. Je vais aller commander la mienne, il faut vraiment que j'y aille si je veux pouvoir l'avoir pour la soirée, mais ils ne font pas les chaussures, que j'ai bien l'intention de trouver ici ! D'ailleurs, tu fais bien de parler de ça, il faut également que je prenne du maquillage pour la soirée, j'allais oublier.
Elle me fait rire. Elle est tellement... dans son monde. Nous entrons dans une boutique de cosmétique, où nous passons les quarante-cinq minutes les plus longues de ma vie, et nous ressortons, elle avec un énorme sac, moi avec un nouveau parfum, le mien étant presque vide. Nous allons dans une boutique de chaussures, mais Emilie ne trouve rien, et ce n'est finalement que trois boutiques plus tard qu'elle trouve son bonheur. Nous faisons une nouvelle boutique pour homme, pour moi, avant d'entrer dans une boutique pour femme, dans laquelle mon amie trouve sa jupe, des t-shirts, un pull et une robe bustier en dentelle bleue lavande. La boutique d'après, elle trouve ses bijoux, et ensuite, après une pause où nous achetons un muffin au Starbucks du coin, nous faisons une nouvelle boutique où je me trouve un sweat, un nouveau bonnet et une écharpe. Nous faisons ensuite un tour chez Berko, après que les vendeurs nous aient virés du magasin, exaspérés par nos essayages moqueurs, et nous prenons chacune un cupcake. Nous nous posons sur les marches pour déguster notre nouvel en-cas, en critiquant ouvertement les gens. Il n'y a rien de plus drôle que de se comporter égoïstement lorsqu'on sait qu'on ne rencontrera personne qu'on connait ou qui nous connait. Les passants nous lancent pour la plupart des regards courroucés, mais un groupe de jeunes de notre âge s'avance vers nous en rigolant et commence à taper la discut'. Ils se conduisent avec naturel, rigolent avec nous, jouent notre jeu, et repartent quelques minutes plus tard.
- Je ne te savais pas si sociable, me taquine Emilie en souriant.
Je lui donne un coup de coude en levant les yeux au ciel, et nous décidons de continuer notre shopping, les bras chargés de sacs. Je me trouve une nouvelle robe de chambre, toujours un kimono en soie, mais bleue nuit cette fois, des t-shirts à manches courtes (j'ai horreur des manches longues), une chemise sans manche, un pull couleur moutarde, et un bracelet en cuir, et Emilie, quant à elle, finit ses courses avec une chemise, une veste de smoking, une autre robe au col sage mais décolleté dans le dos, un sac à main, un legging et des hauts divers et variés. Lorsque nous sortons de la Défense, il fait nuit noire. Combien de temps avons-nous passé dans le centre commercial ? Nous prenons une photo, les bras remplis d'achats, un sourire immense étalé sur le visage. La complicité que je croyais avoir perdue est revenue, et bien revenue. Ce moment à deux nous a été bénéfique, car je sens la joie qui émane d'elle, en un flot épais, continu, qui se colle à moi, chaud et euphorisant. Je ressens cette joie, non seulement parce qu'Emilie la partage, mais également parce que cette journée me l'a procurée. Nous rentrons, plus bruyantes que jamais, riant aux éclats et retraçant les meilleurs moments de cette inoubliable journée. Enfin, une fois au palais, nos chemins se séparent. Elle retourne chez elle, et je monte dans ma suite retrouver Mélio.
Il est vanné, il pue, mais je lui saute dessus dès que je le vois.
« Mélio ! Comment tu vas ? »
« Super et toi ? »
« Génial aussi ! Ah, mais qu'est-ce que tu pues ! »
« Ah, tu verrais la proie que j'aie eue, tu cesserai les réflexions immédiatement ! Ce cerf était énorme... bon, montre-moi ce que tu as acheté ! »
« D'accord, mais tu vas à la douche d'abord ! »
Il maugrée et file sous la douche, emmenant avec lui la puanteur sauvage qui emplit le salon. J'aère, ouvrant en grand les fenêtres, et commence à sortir mes nouvelles affaires, que je mets sur la table. Ensuite, je sors le plateau petit-déjeuner de ce matin, et enfouie une chouquette dans ma bouche affamée. Marcher toute la journée m'a exténué. Je me laisse tomber sur le canapé, rapidement rejointe par Mélio qui s'étale sur moi, 400 kilos sur mon ventre. Je gémis et tente faiblement de le pousser en riant.
- Allez, bouge, gros tas !
Il grogne quelque chose comme un rire et se pousse.
« Ça te dirait un tour sur le toit ce soir ? » proposé-je.
« Avec grand plaisir. » répond-il avec un sourire grandissant sur son visage.
Je mange quelque chose, affamée que je suis, et je grimpe sur le dos brûlant et fort de Mélio. Il sort de la pièce, et je ne peux m'empêcher de sourire, réaction incontrôlée due à la fascinante sensation de ses muscles sous mes jambes qui bougent au rythme de ses pas. Il grimpe les escaliers en bondissant de marche en marche, avant de sortir au grand air. Le froid est saisissant, et je me maudis de n'être qu'en kimono. Le froid transperce la soie et me fait frissonner, mais je m'allonge sur son dos, les jambes serrées autour de la taille de mon lion, la tête enfouie dans sa crinière, et je profite de sa chaleur. Alors, je me retourne, et observe l'immensité du ciel d'encre qui s'étend sous mes yeux émerveillés. J'adore les étoiles. Ce sont comme des mini soleils qui éclairent la nuit et la rendent moins effrayante, plus jolie, moins noire. Elles éclairent cette toile corbeau, comme pour absorber la peur, et cacher la laideur de la nuit. Le vent froid parfait le tableau, comme un souffle glacial qui me traverse et me rappelle la vie qui est en moi. Je suis vivante, bien vivante, et je ne dois pas l'oublier. Le vent nordique est là pour me le rappeler. Les étoiles, d'ici, semblent plus proches, plus accessibles, comme si le royaume était un remède contre la peur, comme si les étoiles étaient la bienvenue dans ce pays alors qu'elles étaient plus lointaines sur Terre, plus distantes. Mais très vite, la fatigue m'assomme, et le froid qui me transperce n'arrange en rien ma situation. Je me retourne de nouveau, les jambes autour de la taille de Mélio, et nous redescendons dans la chambre, où j'ai bien l'intention de profiter de ma nuit.

Des ailes dans le dos - MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant