Chapitre 35

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- Installe-toi Thana, m'ordonne Mentor en désignant la chaise devant moi.
Je m'exécute. De plus en plus, au fur et à mesure que mes forces s'amenuisent, ma docilité s'agrandit, et je deviens peu à peu un automate qui obéit aux ordres sans un mot, sans même avoir conscience de bouger. Mon corps fait ce qui lui est demandé, mais mon esprit plane, comme si j'étais constamment sous morphine. Je le regarde, l'esprit vide, silencieux. Cela fait si longtemps.
- Aujourd'hui, nous allons travailler sur tes quatre pouvoirs, en même temps.
Oui oui.
- Tu vas suivre exactement mes ordres.
D'accord.
- Tu vas avoir besoin d'une extrême concentration, car il t'est impossible d'échouer.
Deux mois plus tôt, j'aurais froncé les sourcils, ne comprenant pas le message sous-jacent. Mais je suis désormais habituée aux menaces à peine voilées, je sais ce qui m'attend. Le message est on ne peut plus clair : si tu échoues, tu paies le prix. Soit.
Il y a deux mois, lorsque j'aurais compris, j'aurais senti cette fureur si familière monter en moi, j'aurais voulu crier à l'injustice, dire que ce n'est pas possible, que j'ai le droit de vouloir rester en bonne santé, que e n'est pas parce que je n'arrive pas à un exercice que je suis forcément obligée d'être physiquement punie.
Mais je ne fais rien de tout ça. Je suis vidée. Mon âme est morte, ne reste que mon enveloppe charnelle, rien de plus qu'une coquille vide, guidée par un robot. Soit, allons-y.
- Bien, commençons, déclare Mentor en voyant mon silence face à sa déclaration.
Je me lève, pousse la chaise près des portes qui donnent sur le jardin, et me place face à lui. J'attends les ordres. Ce n'est plus que ça désormais. J'obéis aux ordres. A partir du moment où je suis libre de faire ce que je veux, où je n'ai plus à obéir à un ordre, où je suis libre décisionnaire, je suis perdue. Je ne suis plus indépendante, incapable de prendre des décisions toute seule. Mon autonomie a disparue en même temps que mon impossible tempérament. Et c'est une bonne chose, je m'en réjouis. Mélio grogne violemment dans mon esprit. Je me coupe de lui, sachant ce qui m'attend par la suite, et prête toute mon attention aux ordres de Mentor.
- Tu vas faire l'exercice de la boule d'eau, mais en gardant l'esprit le plus ouvert possible.
Il n'a même plus besoin de me dire quoi faire. Cet exercice, je le connais par cœur. Désormais, je sais exactement comment gérer cette petite boule d'eau, je sais la contrôler, la faire grossir à la bonne vitesse, jusqu'à ce qu'elle atteigne la bonne taille. Cet exercice que je considérais comme si difficile est désormais d'une facilité effarante. La boule d'eau grossit lentement au-dessus de ma main gauche sans que j'y prête une grande attention, focalisée sur l'environnement autour de moi. J'entends à ma droite la porte du bureau s'ouvrir. Je sais ce qu'il faut que je fasse, c'est-à-dire utiliser tous mes pouvoirs en même temps. Aussitôt, j'identifie les odeurs qui me parviennent, j'essaie de placer des visages sur ces odeurs. Ce sont des gens que je connais, pour la plupart, des gens que j'ai déjà senti, au passage, où de manière répétée. Je sens qu'il y a Liz. Oh non, pas elle.
- Liz, approche-toi ma belle, s'exclame Mentor. Je devine le sourire dans sa voix.
Je me tourne vers eux, mais alors que j'amorce mon mouvement, la voix sèche de Mentor résonne dans la grande salle.
- Ne bouge pas. Ferme les yeux.
Bien. Je ne bouge pas. Je ferme les yeux. J'entends Liz s'approcher à petits pas, d'une démarche guillerette. J'entends le chuchotement infime de Mentor qui lui intime de se taire. Mes sens sont développés au maximum. Tout est si fort autour de moi. Je peux sentir les gens évoluer autour de moi, autant grâce à leurs odeurs, au bruit, qu'au vent qui tournoie légèrement dans la pièce, m'indiquant avec perfection les mouvements de chacun. J'entends Mentor arriver derrière moi. Une odeur nouvelle s'ajoute à la sienne, que je n'arrive pas à identifier. Quelque chose se froisse dans sa main, mais je ne peux pas mettre le doigt dessus. Soudain, un tissu frotte mon visage, je sens les doigts secs de Mentor attacher le ruban derrière ma tête. Je continue d'étudier les mouvements des personnes, lance la boule d'eau de la taille d'un scooter au-dessus de ma tête, j'étudie sa trajectoire de manière à l'arrêter avant le plafond, mais un bruit sur ma droite me déconcentre et la boule explose au-dessus de nos têtes, me douchant violemment. Je sens l'odeur de la colère foncer sur moi, m'envelopper dans son cocon chaud, et aussitôt la douleur habituelle me traverse la hanche droite. Je me plie en deux, attendant que ça passe en réfrénant une grimace. Elle s'intensifie.
- Boule de feu, ordonne sèchement Mentor. Et discute avec Liz.
Je tends de nouveau la main gauche devant moi, et créé une boule de feu de la taille d'un briquet au-dessus de ma paume moite. La douleur s'efface petit à petit dans ma jambe, me permettant de me relever. J'entre dans l'esprit de Liz. Cette fois je vois tout. Elle est face à moi, un mètre plus loin que ce que je pensais. Elle regarde le bandeau bleu qui me bande les yeux, et puis elle regarde Mentor. L'amitié qui le lit à lui me touche. Elle l'adore, et c'est réciproque.
« Bonjour, Liz. »
« Bonjour Thana. »
Elle sursaute légèrement lorsque ma voix grave résonne en elle, mais je sens les souvenirs affluer dans son cerveau, je me remémore cette affreuse soirée. Soudain, les souvenirs cessent car Liz se concentre sur ma boule de feu, si grosse qu'elle menace de m'engloutir. La douleur revient comme un boomerang. Il s'agit d'une douleur dans ma tête, de toute évidence, puisque je la sens alors que je n'ai aucun contrôle, aucune sensation dans mon corps. Malheureusement, il faut que je réintègre mon corps pour contrôler cette masse dévorante de feu et pour plier la jambe et tenter de réduire la douleur qui me scie le cerveau. Une fois mon corps réintégré, je réduits aussitôt la boule de feu jusqu'à la faire disparaître, mais la douleur ne disparait pas. Je sais que j'ai échoué. Je n'ai plus eu de contrôle sur mon corps, ni sur les éléments, alors que je devrais vu que j'agis avec mon cerveau, ni sur les gens autour. J'ai été obnubilé par mon pouvoir d'intrusion mentale. C'est comme ça que je l'appelle.
Je me concentre de nouveau sur les personnes qui m'entourent, lorsque je sens de nouvelles odeurs, ô combien familières. Mais que font-ils là ? S'ils me voient, je suis foutue. Il va falloir tout leur expliquer, subir leur regard, leur peur, peut-être même leur jalousie, pour certains.
- Pause, déclare Mentor d'une drôle de voix.
Lui aussi a vu les intrus, visiblement. Je retire mon masque, et prends une grande inspiration avant de me retourner, prête à affronter... mes amis. Je ne peux ignorer leur présence plus longtemps, je préfère crever l'abcès maintenant au lieu de laisser tout ça mijoter. Je ne peux m'empêcher de noter leurs regards médusés, et je sens l'odeur de la surprise, qui parvient jusqu'à moi. A ma grande surprise, je ne sens ni celle de la jalousie, ni celle de la colère, ce qui me rassure. Aucun effluve âcre ne vient chatouiller mes narines mises à rude épreuve, et je m'avance vers eux plus détendue. Ils sont tous là, comme s'ils s'étaient concertés pour venir, et le peu d'assurance que j'avais réussi à amasser fond comme neige au soleil. Emilie surtout semble la plus surprise de tous.
- Tu as plusieurs pouvoirs ? s'exclame-t-elle alors que je m'avance vers eux d'un pas mal assuré.
- Euh... c'est compliqué... murmuré-je.
Je passe devant eux et avance dans l'herbe haute des jardins impeccablement entretenus, préparant mentalement mon discours.
« Besoin d'aide ? » chuchote une vois familière en moi.
« Ca va aller. De toute façon, ça allait finir par se savoir. Et je ne pouvais pas leur cacher toute ma vie. »
« Je suis là, au besoin. »
Je souris. Mélio est un ange.
« Merci. »
Enfin, une fois que nous sommes arrivés au niveau du saule pleureur devenu notre point de repère, Maxime, Emilie, Iz et Martha prennent place sur le banc, tandis que Norbert s'assoit par terre, dans l'herbe humide, à côté de moi. Je note immédiatement la distance entre nous. Je ne peux ignorer l'anxiété qui me titille les entrailles, et me jette à l'eau pour en finir au plus vite.
- Bon, eh bien nous y sommes... oui, voilà, j'ai plusieurs pouvoirs. On a découvert ça juste après mon arrivée au royaume, lors de mes prises de sang. J'ai un taux de pouvoir anormalement élevé, j'ai quatre pouvoirs : contrôle des éléments, télépathie, enfin quelque chose qui s'en approche, sens surélevés et don d'Invisibilité. Je suis désolée de vous l'avoir caché, mais il faut que personne ne sache, ou le moins de monde possible, et je ne voulais pas vous le cacher mais je ne savais pas comment vous réagiriez, en plus aux yeux de l'Etat, je suis une Invisible alors je me suis dit que si je gardais cette couverture...
C'est maigre, comme explication, mais c'est tout ce que j'ai. Les mots refusent de sortir de ma bouche, retenus par une fatigue qui m'accable. Le silence qui accueille mes paroles ne me présage rien de bon, j'essaie de tâter un peu le terrain, mais l'odeur de la colère n'est toujours pas présente. Pas plus que celle de la jalousie. Et soudain, c'est une immense clameur qui s'élève, tous se mettent à parler en même temps. Tous, sauf Milie. Je lui jette un coup d'œil en coin, elle semble complètement absorbée par ses pensées, ailleurs. Ils parlent tous en même temps, et je saisis quelques bribes de questions, mais je les laisse se calmer. Je suis fatiguée, épuisée, vraiment, et je ne suis pas prête à faire face à ça. Iz parle le premier.
- Mais c'est incroyable Thana ! Tu savais que tu es la seule ange qui a plusieurs pouvoirs ? C'est du jamais vu ! Tu dis que tu as un don de télépathie ?
- Euh, c'est un peu plus compliqué que ça... En gros, je peux entrer dans l'esprit des gens sans qu'ils s'en aperçoivent, et accéder à tout dans leur esprit. Leurs pensées, leurs souvenirs, je peux voir par leurs yeux, je peux même dialoguer avec eux.
Iz, médusé, ferme la bouche, tentant de digérer la nouvelle.
- Et c'est quoi tes sens surélevés ? demande Martha.
- J'ai les cinq sens, le toucher, l'ouïe, la vue, l'odorat, et le gout qui sont plus développés, un peu comme un animal.
- C'est-à-dire ?
- Pour te donner un exemple, j'entends les muscles des gens s'activer dans leur corps, j'entends le sang dans tes veines, ton rythme cardiaque, je vois les fibres de ton t-shirt, je sens les odeurs associées aux émotions, comme la peur, la colère, ou au contraire la joie, je sens les composants du papier sous mes doigts quand j'écris, je suis très sensible aux matériaux de mes vêtements, et pour le gout... c'est aisément devinable.
- Attends, tu sens les odeurs associées aux émotions ? répète Martha en fronçant les sourcils.
- Euh... oui ? Par exemple si tu as peur, je vais le sentir car je vais voir tes muscles tendus, mais également parce que tu vas sécréter l'odeur de la peur. Tu me suis ?
Elle hoche la tête sans un mot. Norbert sourit malicieusement.
- Tu nous fais une démo de contrôle des éléments ?
Le voyant d'humeur taquine, je me prête au jeu, et ouvre la main gauche vers le ciel. Un mince filet d'eau sort de ma main, et alors qu'il tourne la tête vers Maxime, j'incline la paume vers son visage, et j'accentue la force du jet, qui l'arrose copieusement.
- Eeeeeeh ! réplique-t-il. Il fait hyper froid !
- Si c'est ça le problème... marmonné-je avec un sourire en déclenchant un feu qui vient lui sécher le visage.
- C'est fou... murmure Maxime. Ça pour être unique, tu es unique, sur ce point...
- Non.
C'est Emilie qui vient de parler. Alors que les conversations reprennent, elle ouvre la bouche et répond « non ». Nous la dévisageons tous.
- Je suis également dotée de quatre pouvoirs.
Je tombe des nues. Quoi ? Emilie ? Emilie ? Non, impossible... Nous la dévisageons tous avec des yeux de merlan frit, attendant la suite, l'explication qui va avec cette phrase-bombe.
- J'ai pouvoir de vision, de contrôle du temps, de persuasion et d'onde de choc.
- Quoi ? crie presque Maxime.
Cette fois, le silence est plus long. Mais visiblement, je suis celle qui accepte la nouvelle le plus facilement, car tous sont encore abasourdis alors que je pose ma première question, calmement. Je vois les muscles de Milie tendus à craquer, ce n'est pas le moment de la brusquer ou de mal réagir.
- Personne n'est au courant ?
- Seule ma mère l'est. Aux yeux de l'Etat, je n'ai qu'un seul pouvoir, celui de persuasion. Le plus difficile à cacher. Tout comme toi, j'ai un taux de pouvoir surélevé par rapport à la moyenne, mais nous avons toujours essayé de le cacher. Je ne suis pas de sang royal, si des gens venaient à apprendre que j'avais plusieurs pouvoirs, je n'aurais pas la protection dont tu bénéficies pour éviter que les gens m'utilisent.
Elle dit tout ça platement, et c'est certainement ce qui m'inquiète le plus. Car une Emilie aussi calme ne peut que cacher une tempête dont l'ampleur me laisse anxieuse.
- Et... tu as parlé de visions. C'est-à-dire ?
- Je vois le futur.
C'est comme si elle m'avait giflé. La nouvelle tombe à peu près de manière aussi lourde sur nous. Mais surtout, ce qui est terriblement violent, c'est le ton plat, brutal sur lequel elle dit ça. Ce n'est pas chuchoté comme une honte, ou crié comme une peur, ou encore dit doucement, comme pour faire passer la pilule. Non, c'est dit sèchement. Elle ne nous met pas au défi, non. Et contrairement à ce que je croyais, elle n'est pas en colère non plus. Elle est tout simplement morte de trouille. Oui, ça y est, je la sens cette odeur doucereuse qui émane d'elle en un filet discret. Elle tente de le cacher par une attitude distante, mais elle ne me trompe pas. Elle a peur des réactions des autres, mais je ne sais pas pourquoi.
- Pourquoi tu ne nous a jamais dit ? murmure alors Maxime.
Elle se redresse vivement, comme prise d'une décharge électrique. Ainsi, c'est donc ça, le problème.
- Je ne pouvais pas, c'était trop dangereux, dit-elle d'une voix un peu trop forte, pour cacher sa peur, presque pour mettre Maxime au défi de la contredire.
Mais là, elle ne trompe personne. Nous voyons tous combien elle est tendue, et personne ne s'aventure sur cette pente ô combien glissante. Nous laissons couler, et Iz brise la glace comme il sait si bien le faire. Il se tourne vers elle et la prend dans ses longs bras noirs.
- Tu ne croyais quand-même pas qu'on allait te balancer ? Genre salut Monsieur, alors voilà c'est ma pote, donc vous l'arrêtez pas, mais elle a plusieurs pouvoirs. Mais surtout, vous promettez de ne pas l'utiliser hein ! dit-il sur le ton de la plaisanterie.
Et ça marche. Elle se détend un peu, se risque à un sourire, et commence à parler de ses pouvoirs plus librement, tandis que les langues se délient et que les questions fusent. Depuis quand, avec quelle puissance, quelles visions, des visions nous concernant, des ondes de choc de quelle puissance, comment tu les déclenches, c'est quoi ton contrôle du temps, tu peux arrêter le temps, revenir en arrière ? Elle répond aux questions d'abord avec timidité, mais lorsqu'elle ne peut ignorer le fait que nous ne lui en voulons pas, elle sourit et nous explique avec plus d'enthousiasme.
- Je peux contrôler le temps, c'est-à-dire que je peux influer sur l'espace-temps. Je peux arrêter le temps et continuer à vivre malgré ça, je peux également le faire passer plus vite, je peux également étendre mon pouvoir à d'autres personnes grâce à un simple contact.
- Et tu peux revenir en arrière ? Ou faire un saut dans le futur ?
- Non. Nos actes sont écrits, mais je ne peux pas les changer. Tous les évènements passés ne peuvent être modifiés, et le futur est déjà écrit, je ne peux donc l'influencer. En fait, je ne peux modifier le temps. Je peux juste changer la perception que j'en ai, ou que les autres en ont. C'est ce que je fais quand j'arrête ou que j'accélère le temps. Je modifie la perception que les autres ont du temps quand je l'arrête, car pour moi, tout est figé alors que je peux encore bouger, et c'est ma perception que je modifie en l'avançant, car le temps s'écoule normalement, mais ça passe plus rapidement pour moi.
- Nos actes sont écrits ? relevé-je.
Son récit est passionnant, mais je relève cette phrase. Il m'est impossible d'envisager cette notion. Impossible. Je me refuse à croire à une telle horreur. Je ne veux pas me dire que mes actes sont écris, prémédités, que mes choix sont déjà faits, que je n'ai aucune échappatoire. Il serait donc écrit que je suis un traître, ou au contraire une très bonne personne ? Que je devrais être torturée, ou avoir une vie paisible ? Je ne veux pas croire ça. C'est impossible.
- Oui. Nous avons un oracle, Marie, et elle est la seule ange à avoir accès à des bribes de futur. Elle rêve, Dieu lui envoie des rêves, qu'elle inscrit sur papier le lendemain au réveil, et connus sous le nom de prophéties.
Je reste hébétée. Interdite. Non, non, impossible. Mon présent et mon avenir ne peuvent être écrits !
- Tout le monde a une prophétie. A la naissance de l'enfant, on va chercher la prophétie, pour connaître son avenir. Ou du moins ce que Dieu veut que nous sachions de son avenir.
C'est affreux ! Je me refuse à cette idée, même si elle est visiblement bien ancrée dans l'esprit de mes amis. J'essaie de cacher toute l'horreur que je ressens, et les questions relancées sur ses pouvoirs me permettent de me faire un peu oublier. Soudain, je sens comme une aiguille dans ma hanche. Le signal ne peut être plus clair. Je me retourne, et aperçoit au loin une minuscule silhouette blanche, tournée vers moi. De là où je suis, je peux distinguer ses vêtements couleur crème, ses cheveux immaculés, ses rides sur son visage plissé, ses yeux bleus qui me fixent, ses lèvres pincées en une grimace sévère.
- Je dois y aller, Mentor m'attends, m'entends-je dire.
Je me lève sans un regard pour eux et marche vers le petit homme, robot de nouveau. Ce sont mes jambes qui me portent, car mon esprit est complètement déconnecté. Pas endormi, car je me sens bien éveillée, attentive à ce qu'il se passe autour de moi. Juste déconnectée. Je ne sens aucune fatigue en moi, et c'est tant mieux, car nous sommes vendredi soir (vendredi soir, deuxième semaine de novembre, chrono), et je sais désormais combien les week-ends sont intensifs. J'ai intérêt à être en forme. Je ne sens rien, aucune sensation, comme si tout s'était éteint autour de moi. Me voilà déjà devant Mentor. Ais-je traversé tout le parc, déjà ? D'un signe de tête, il m'invite à entrer dans le gymnase. Je pourrais y aller les yeux fermés, coupée de sens. Je le connais par cœur. Deux chaises au centre, de nouveau. Il n'a pas besoin de mots, ni même de gestes, tout est devenu tacite entre nous. Je dois m'assoir, il va s'assoir en face de moi. Il va vouloir toute mon attention portée sur ce qu'il va dire. Je m'assois, lui en face de moi, et je porte toute mon attention sur lui.
- Week-end de perm.
Il annonce ça platement. Et ça ne soulève aucune, mais alors aucune émotion en moi. Rien, pas la plus petite joie, juste une information que je collecte. D'accord, week-end de perm. Il n'a rien besoin d'ajouter, je sais que nous nous retrouverons lundi soir au gymnase, qu'il peut faire appel à moi pendant le week-end, sous n'importe quel prétexte. Et cela ne soulève toujours rien en moi. Pas d'indignation, rien, vraiment. Une automate.
- Merci, dis-je pour la formule d'usage.
Je me lève et sors. Le groupe est toujours sous le saule, je les entends parler, rire, fort, je peux même apercevoir les dents impeccablement blanches d'Iz, si je me concentre un peu. Mais je suis trop fatiguée. Physiquement, mentalement, je suis lessivée. A bout. Je monte dans ma suite sans retourner les voir. Mélio m'accueille d'une caresse dans le cou, je me déshabille et me couche, sans demander mon reste.

- Donne-moi ton carnet de correspondance, ordonne l'homme.
Il ne me regarde pas. Je sens la tristesse, partout dans le salon, sur ses vêtements. C'est sa nouvelle odeur. Je ne sais pas ce qu il veut faire. Peut-être prendre rendez-vous avec la maîtresse. C'est vrai que je me fais toujours gronder, mais c'est parce que je suis "hyperactive". Je lui donne le carnet. Il écrit un mot dedans. Je vois sa main qui tremble, l'odeur est plus forte, désagréable. Il me redonne le carnet.
- Tu donnes ça à ta maitresse aujourd'hui, ordonne-t-il toujours sans me regarder.
Je prends le carnet, et je le mets dans mon nouveau cartable. C'est déjà l'heure de partir. J'ai peur. Je mets mon manteau, à l'endroit, cette fois. Je prends mon cartable, que je mets sur mes épaules. Il est nouveau. J'attends que l'homme se lève, pour m'emmener, comme elle ferait.
- Va à l'école toute seule. Tu es assez grande maintenant.
Je le regarde. D'habitude, j'y vais en voiture. Je sors de la maison, et je ferme la porte. Je sors le carnet de correspondance de mon sac. L'homme explique les événements à la maîtresse. J'arrache la page. Je sais que si je donne mon carnet à la maîtresse, elle va le dire à tout le monde. Et personne ne doit savoir. Je garde la page froissée dans ma main, je sens le papier granuleux contre ma paume. Je marche vite, pour ne pas être en retard.
- Thana ! appelle une voix familière.
Une voix que je ne dois plus entendre. Je me retourne vite, très vite, et je reconnais des anglaises blondes, des yeux marrons, une toute petite bouche en coeur. Et un grand sourire.
- T... Tiff ?
Elle court vers moi, les bras tendus, et je tends les miens. Elle m'a tellement manqué ! Mais, alors que je rentre le ventre et recule d'un pas pour accuser le choc, je ne sens rien. Elle me traverse, comme un...
- Tiff ? appelé-je d'une voix tremblante.
- Thana ?
Je sens les sanglots dans sa voix. Sa voix, qui me vient de derrière. Je me retourne. Elle m'a traversé. Tiff est un fantôme.

Des ailes dans le dos - MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant