Chapitre 40

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Je reste muette, aussi muette que Teria à la suite de cet accident. Je ne sais que dire, hébétée, bouche bée. La nouvelle me sonne, j'ai l'impression de recevoir un parpaing dans la figure. Ce récit est d'une violence inouïe, empreint néanmoisn d'une douceur extrême, qui témoigne de l'amour encore vif de Teria pour Ezda. Cela fait... quinze ans, quatorze, que Teria est seule. Son havre de paix a été détruit, sauvagement détruit, sans espoir de machine arrière.
« Merci, Teria. »
Elle ne relève pas. Je sens qu'elle veut continuer à en parler, à se confier.
« Qui est au courant ? » demandé-je.
« Lax et toi. Il m'a fallu dix ans pour le dire à Lax. Il m'a soigné et nourrie sans rien dire, il a très bien vu que je n'étais pas en état de parler. Il a respecté mon souhait de laisser la balle en moi, sans aucune question. Et il a attendu. Je sais qu'il a attendu, il n'a jamais laissé tomber. C'est resté comme un secret entre nous, que j'ai décidé de renforcer en lui disant. Je lui ai tout dit, il a posé toutes les questions qu'il gardait en lui depuis dix ans, et nous n'en avons plus parlé. Mais je sais qu'il y pense à chaque fois qu'il me regarde, tout comme j'y pense à chaque fois que je le regarde. »
La balle est en elle, quelques centimètres en-dessous de ma main. L'écaille est tordue à vie, la cicatrice est la marque irréfutable de ce tragique accident.
« Tu es retournée aux Chutes ? » demandé-je finalement, après un long silence.
« Jamais. »
Son ton sans appel clôt la conversation. Elle redescend et se pose dans une clairière. Je descends, m'assois près de sa tête. Ses grands yeux parme me regardent sans ciller, et révèlent toute la tristesse qu'elle supporte au quotidien, pour qui veut bien la voir. Je m'allonge près de son museau chaud, soulevé par sa respiration calme et apaisante. Je ne dis rien, sentant que toute parole serait de trop, jusqu'à ce qu'elle prenne elle-même la parole, me signifiant ainsi qu'elle est prête.
- Il reste des décombres de la boulangerie qui a explosé ?
- Je ne sais pas du tout, je n'y suis pas retournée, je t'avoue...
- Allons donc y faire un tour.
Je remonte sur son dos et nous nous envolons pour la boulangerie, ou ce qu'il en reste. Lorsque nous arrivons, l'endroit est désert. Nous sommes dimanche, les rues sont vides, les rares magasins fermés, et la boulangerie ajoute une tonalité presque macabre à cette scène. Il n'y a plus rien, les murs ont été soufflés par la bombe, les débris enlevés, ne reste au sol que la marque noire, poussière balayée par la force de détonation de la bombe. Cela me fait penser que j'avais promis à Jean-Baptiste que je retournerai le voir. Je sors mon fide et le localise, pour voir s'il est toujours à l'hôpital. Il semblerait en effet que ce soit le cas.
« Je vais retourner au château, je t'accompagnerai bien mais je suis fatiguée, j'ai besoin de me reposer. Penser à Ezda m'a épuisé. »
« Bien sûr, rentrons. »
Elle reprend son envol, et avance rapidement vers le château, qui se révèle bien plus loin de la boulangerie que ce que je pensais au premier abord. Nous nous posons dans le jardin, et je saute à terre. J'attrape son énorme cou de mes mains froides, en un geste câlin.
« Merci, Thana. »
Je repars, la laissant seule de nouveau, mais avec la promesse de retourner la voir. Inutile d'aller me changer, je n'y vais pas à titre royal mais personnel, pour honorer ma promesse, et je m'apprête à aller au relai quand je tombe sur Iz. Dire que je le percute serait plus juste. Je tourne la tête un instant, et percute une masse rebondie, secouée par le rire. Aussitôt, j'identifie ce son.
- Iz ! Comment tu vas ? J't'avais pas vu...
- J'avais deviné, figure-toi ! Bah ça va super bien écoute ! Et toi, quoi de neuf ?
- Je m'apprêtais à aller à l'hosto, rendre visite à Jean-Baptiste, le mec qui a sauvé les personnes dans la boulangerie en les poussant dehors. Et toi ?
- Je voulais voir qui était libre aujourd'hui pour faire un truc, je savais pas que t'étais en perm !
Un instant, j'ai peur d'entendre un reproche dans sa voix, mais je n'entends rien de tel, juste une sincère surprise.
- Ouais, j'étais trop fatiguée vendredi soir, je me suis couchée direct, et hier j'y ai pas pensé, j'avoue, excuse-moi...
- Aucun souci, je comprends parfaitement ! Ça te dérange si je t'accompagne ? C'est l'occasion de se voir un peu !
- Non, aucun souci ! On a qu'à appeler les autres pendant qu'on y est !
- OK, je m'en charge !
Il sort son fide et envoie un bref message. Cinq minutes plus tard, nous sommes tous réunis, et partons à l'hôpital. Tout le monde crie, heureux de ce moment privilégié tous ensemble, et nous allons jusqu'au relai, où cet ange que je commence à bien connaître nous emmène à l'hôpital. Je me dirige vers l'accueil, demande la chambre de Jean-Baptiste, et nous montons tous ensemble. Je toque à la porte.
- Entrez.
Je laisse mes amis derrière la porte pour le moment, et entre. Je vois Jean-Baptiste allongé sur son lit, tenant un livre dans les mains. Il tourne la tête vers la porte et écarquille les yeux en me voyant. Il se relève sur son dossier, mais je l'invite à rester allongé.
- Ne vous relevez pas pour moi, je vous en prie. Restez allongé, vous êtes en convalescence. Comment allez-vous ?
- Bien mieux, merci, je me remets lentement.
- Quand sortirez-vous de l'hôpital ?
- Les médecins disent que je serais assez remis dans deux semaines pour rentrer chez moi. Je serais en congé maladie pour quelques semaines encore, après. Je vous remercie de votre visite, cela me touche.
Soudain, la porte s'ouvre sur mes amis qui discutent un peu trop fort. Ils se taisent, pris en flagrant délit, et nous regardent, les yeux écarquillés, ne sachant que faire. Jean-Baptiste sourit alors et les invite à entrer, me prenant de cours.
- Entrez, je vous en prie. Ça me fait de la visite un peu plus joyeuse que ma famille morte de peur !
Iz ne se fait pas prier, entre aussitôt et s'installe naturellement sur le bord du lit, comme un vieil ami. Je me demande même un instant s'ils se connaissent, mais Iz se présente et j'en déduis que non. J'hésite entre la gêne et le rire, mais la joie l'emporte et j'éclate de rire. Les autres le fixent, éberlués, et entrent à leur tour, timides et réservés, ce qui me fait sourire.
- Oh, arrête de te moquer de nous, toi ! s'écrie Martha en me donnant un coup de coude.
- Moi, me moquer de vous ? m'écrié-je en prenant un air innocent.
- Tssss... regarde-moi ce sourire moqueur ! Tu ne trompes personne, Thana, ton air angélique, tu peux le garder pour toi !
J'éclate de rire et me tourne vers Jean-Baptiste. Il discute avec Iz, et je suis étonnée de voir qu'ils se tutoient déjà, faisant preuve d'une familiarité qui me laisse pantoise.
- T'a quel âge ? demande Iz.
- Dix-neuf ans, et toi ?
- Je vais sur mes dix-huit ! Alors comme ça t'es boulanger ?
- Ouais ! Ouais ouais, depuis mes dix-sept ans, et toi, tu travailles déjà, où tu fais tes études ?
- J'en suis encore au stade des « études », si on peut appeler ça comme ça, je veux devenir soldat. J'ai eu mes épreuves il y a quelques semaines et je vais avoir les résultats, voire si je peux passer à la dernière étape de l'entraînement ou si je suis recalé.
- Wow, tu veux devenir soldat ? Félicitations ! Et tu les sens comment les résultats ?
- Il a intérêt à les sentir plutôt bien, c'est le meilleur de la promo ! coupe alors Martha, à la surprise générale.
Elle, si timide et réservée, vient de s'adresser à un parfait inconnu avec assurance. Je la regarde, étonnée, et ravie. Mais si je cache ma surprise, ce n'est pas le cas de tous, qui la dévisagent. Je réprime un soupir quand elle rougit, en voyant la surprise dans les yeux de tous. Ce n'était pas le moment ! Elle rentre la tête dans les épaules, et commence à gigoter, signe évident de sa gêne. Iz prend la parole, et je sens sa voix altérée par la gêne que ne peut marquer son visage noir, pour sauver la situation. Il parle de ses études, et je remarque Martha qui se met en retrait, petit à petit, avant de carrément sortir de la pièce.
- Vous m'excusez un instant ? J'ai affreusement soif, dis-je.
- Pas de souci, déclare Iz, complètement absorbé dans sa discussion avec Jean-Baptiste.
Je les quitte et me mets en route pour trouver Martha. Ne la voyant ni dans les couloirs, ni aux toilettes, ni dans une autre chambre, ni près de la machine à café, ni à l'accueil, je sors, et l'aperçois près de son pégase. Elle semble en pleine discussion avec lui, le caressant à l'encolure, doucement. Elle regarde le sol, les yeux vides de toute expression, mais grâce à mes sens surdéveloppés, je peux apercevoir des larmes couler sur ses joues, comme des gouttes de cristal qui sillonnent son visage rebondi. Je la regarde, immobile face à son frère d'âme qu'elle caresse d'un air absent, et attends pendant quelques minutes qui passent étonnement vite. Je ne sens ni le froid du mois de novembre, ni le vent d'hiver qui souffle violemment et traverse mes vêtements, j'oublie mes amis dans la chambre, j'oublie le but premier de ma visite à l'hôpital, j'oublie Jean-Baptiste, j'oublie tout, me concentrant uniquement sur Martha, que j'attends patiemment. Je vois ses larmes se tarir un moment, puis couler plus abondamment, je vois sa main s'immobiliser à plusieurs reprises sur le col de son ami. Enfin, au bout de cinq minutes, elle lève la tête, les yeux brillants de cette étincelle de vie qui avait disparu le temps de leur échange, humides des larmes qu'ils ont versés, entoure de ses bras potelés le cou de son pégase, et se tourne vers l'entrée de l'hôpital. A ce moment-là, elle m'aperçoit, petite tâche grise uniforme qui se détache sur le fond blanc du bâtiment. Aussitôt, le rouge lui monte de nouveau aux joues, et les larmes recommencent à couler. Elle s'arrête, à une cinquantaine de mètres de moi, et je m'avance doucement vers elle, lui laissant le temps de reprendre contenance, comme si je ne voyais pas parfaitement l'eau salée lui couler sur les joues. Mais elle reste immobile, continuant de pleurer jusqu'à ce que je ne puisse plus faire semblant de ne pas voir, ne faisant même pas mine de s'essuyer le visage.
Alors, je ressens une sorte d'admiration pour elle, surprenante. J'admire son courage, son courage de savoir pleurer devant les autres, de montrer ses sentiments, sans artifice ni faux-semblant, à l'état brut. Courage que je n'ai pas. Contrairement à ce que peuvent penser certains idiots, montrer ses sentiments n'est aucunement une forme de lâcheté, mais la forme la plus brute de courage, car elle permet de laisser les autres nous toucher, mais aussi nous blesser. Ceux qui ne montrent rien se cachent derrière leurs remparts, leur sécurité, ne prennent aucun risque. Et j'admire Martha, à cet instant précis, je l'admire énormément, et je me sens tellement lâche. Toujours fuir, et cacher. Vouloir cacher à tout prix, fuir au plus vite dès que la situation m'est défavorable, voilà ce que je suis. Je me promets de ne plus fuir. Je ferais face, désormais, quoi qu'il advienne, comme un rocher face à la mer, qu'elle soit calme ou déchainée. Si je ne peux m'empêcher de cacher mes sentiments, je peux au moins apprendre à faire face. Je m'avance vers Martha et la prend spontanément dans mes bras, bien qu'elle soit légèrement plus grande que moi. Je sens sa surprise de me voir si tactile, tout à coup, et son corps se tend une brève seconde avant de se laisser aller dans mes bras ouverts. Elle se laisse aller, entoure à son tour ma taille de ses bras, et pose sa tête dans mon cou. Je pense aussitôt à ma marque, bien présente sur mes clavicules, et j'ai peur un instant qu'elle ne la voit, mais je me souviens de mon sweat qui couvre suffisamment mes épaules, et de mon t-shirt presque ras-du-cou, et je réprime un mouvement de recul. Je ne pose aucune question, attendant qu'elle soit prête à m'en parler d'elle-même.
- Je hais être au centre de l'attention. Je sais pas ce qu'il m'a pris. Tout le monde m'a regardé comme si j'avais sorti une énorme connerie.
- Martha, ils t'ont regardé comme ça parce qu'ils étaient surpris, agréablement surpris, de voir que tu prenais confiance et que tu osais parler à Jean-Baptiste, que tu ne connais pas. Ils étaient admiratifs, Martha, ils ne jugeaient pas, ils étaient, nous étions et sommes tous fiers de toi.
Elle recule pour me regarder dans les yeux. Ça va aller, t'inquiètes ma belle. On te juge pas. On est juste très fiers de toi. Je vois un sourire se dessiner lentement sur ses lèvres rougies par les larmes, qu'elle essuie d'un geste, et nous remontons ensemble dans la chambre. Tous sont désormais assis un peu partout dans la pièce, Iz toujours sur le lit, Norbert sur le lit d'à côté, en chaussettes, et... Emilie sur les genoux de Maxime ?! Je manque de m'étrangler avec ma salive que j'ai grand-peine à avaler, alors que Martha entre naturellement dans la pièce et s'installe près de Norbert. J'entre doucement à mon tour, les yeux rivés sur le couple présent dans la pièce, inquiète, terriblement inquiète. Il a sa main sur la cuisse d'Emilie, lui tenant la main, et je la vois qui lui caresse les doigts, lentement. Je sens le rouge me monter aux joues, et j'essaie de le réprimer, me pinçant la chair des côtes de toutes mes forces pour reprendre le contrôle de moi-même. La douleur est cuisante mais ça marche, je refoule la chaleur qui m'envahit le visage, et garde les yeux rivés sur Maxime, attendant de capter son regard. Malheureusement, celui-ci reste fixé sur Jean-Baptiste, qui parle avec aisance à l'assemblée qui l'écoute presque religieusement (je ricane intérieurement à l'instant où je formule cette pensée), et il m'apparaît bientôt qu'il évite soigneusement mon regard. Chacun me regarde lorsque j'entre, sauf lui, qui reste les yeux rivés sur le jeune convalescent, et je sens son regard passer sur moi une brève seconde lorsque je détourne les yeux. Je les rabats aussitôt sur lui mais c'est trop tard, il regarde de nouveau le jeune homme. Mais la rougeur qui teinte ses joues le trahit, et je sais qu'il sait. Il sait que je chercher son regard, il sait que je sais qu'il l'évite. Je réprime un grognement, garde un visage serein, et écoute le récit de Jean-Baptiste. Il parle bien, de manière fluide, mais son discours ne m'atteint pas. Il est destiné à une autre personne, de toute évidence. Il parle de manière à être entendu de tous, mais je sens qu'il ne veut toucher, capter l'attention que d'une seule personne. Emilie ? Martha ? Impossible de savoir, son regard passe sur tout le monde avec le même intérêt. Décidément, la frustration commence à monter en moi, et je prends de nouveau sur moi pour la refouler. Soudain, un infirmier entre dans la pièce, mettant fin de manière abrupte au récit du malade. Tous les visages se tournent vers l'infirmier intempestif, et celui-ci reste un instant figé face au nombre que nous sommes, mais il se reprend et déclare à Jean-Baptiste qu'il est temps de commencer le traitement. Je remarque sur son visage l'expression fugace de la tristesse et de la déception, mais il sourit et salue tout le monde, tandis que la pièce se vide. Iz, avec un naturel toujours aussi désarmant, luiu demande son numéro, que Jean-Baptiste semble lui donner de bon cœur. Enfin, nous ne sommes plus que trois dans la pièce, l'infirmier, lui et moi, qui ait une dernière chose à lui dire. Soudain, j'entends la voix d'Iz qui me parvient de la porte.
- Maxime a besoin d'aide pour un devoir, on rentre, ça te dérange pas ? On se revoit au déjeuner ?
Mon regard se pose aussitôt sur Maxime, qui tourne la tête, m'évitant de plus belle. Je réprime un grognement de rage et souris.
- OK, avec plaisir ! On se fait un restau ?
- Ouaip ! A toute !
Et il ferme la porte. Je me tourne alors vers Jean-Baptiste.
- Je repasserai dans quelques semaines, voir comment votre état évolue. J'espère que mes amis n'ont pas été trop bruyants, et qu'on ne vous a pas dérangé.
- Aucunement, ce fut un plaisir, Votre Altesse !
- J'en suis ravie. Je vous souhaite une bonne soirée, et un prompt rétablissement.
- A vous aussi, Votre Altesse.
Je tourne les talons et me dirige vers la sortie. Alors que je pose la main sur la poignée, il m'interpelle.
- Votre Altesse ? La prochaine fois... pourriez-vous venir de nouveau avec vos amis s'il vous plaît ?
Il rougit imperceptiblement, visiblement gêné, et je souris.
- Bien sûr.
Je sors, et ferme la porte derrière moi. Je marche à travers les couloirs du grand hôpital blanc, et trouve enfin la sortie. Soudain, la question de savoir comment je vais rentrer se pose à moi. Comment diable vais-je rentrer chez moi ? Mes amis ont certainement rappelés l'homme du relai, et je pourrais faire de même, si j'avais son numéro. Je sors mon fide pour entamer une recherche, quand je ressens soudain l'envie irrépressible de marcher. J'ai envie, besoin même, un besoin impérieux de marcher, pendant des heures, sans m'arrêter, sans penser au temps qui court, à mes obligations, à ce que je vais bien pouvoir faire une fois au château. Il est inutile de courir après Maxime, il aura certainement trouvé quelque chose où il mentira et demandera de l'aide à Iz, je n'ai pas envie de parler à Emilie car je me sens trop énervée, triste et surtout angoissée pour ne pas lui dire des mots qui pourraient la blesser, je pense que Martha a besoin de se reposer après les émotions de cet après-midi, et je ne suis pas d'humeur à supporter les blagues de Norbert. De plus, j'aimerais qu'il prenne un moment pour être avec Martha. Son regard sur lui en revenant du parking ne m'a pas échappé... j'envoie un message à Iz pour savoir dans quel restaurant il veut qu'on se retrouve, et me pose sur un banc en attendant la réponse. Je n'ai pas à attendre longtemps, deux minutes plus tard, le grand noir a recueilli les avis, envies et besoins de tout le monde et me communique le nom du restaurant. Je le tape dans la barre de recherche et évalue le temps de marche dont j'ai besoin. Ensuite, je tape l'adresse du château. D'ici au château, j'en ai pour une demi-heure maximum, ce qui est loin d'être assez. Et d'ici au restaurant, une heure, peut-être une heure et quart si je prends mon temps. Il est onze heures. Parfait. J'envoie un sms à Iz pour lui dire l'heure à laquelle on se retrouve, et me mets en route, une fois que j'ai plutôt bien mémorisé le chemin. Hors de question que je marche le fide à la main, vérifiant à chaque rue si je suis dans la bonne direction. Je marche depuis cinq minutes quand je reçois un sms qui me confirme l'heure du rendez-vous. Je sors mes écouteurs, et lance « Secrets » de TIËSTO, calquant mes pas sur le rythme de la chanson.
Dès que les premières notes de la chanson résonnent en moi, les bruits extérieurs disparaissent, la frustration, la colère et l'impatience disparaissent, et le bien-être établit son refuge en moi. Je laisse mon sweat ouvert, même si le froid me fait frissonner. Je déteste les enclaves, quelles qu'elles soient. Mais très vite, portée par la musique, la chaleur se répand en moi, et je ne sens plus ni le froid, ni le vent, mais simplement la chaleur de l'effort. Je marche vite, portée par une ivresse familière que j'accueille avec plaisir, et mes pensées s'évadent. Je repense à ces heures d'errance dans ma ville natale, portée par la musique et la force de mes jambes, rien dans le ventre et tout dans la tête, je repense à ces courses sur les toits, courses qui me manquent affreusement, l'adrénaline, le risque de chute, le froid de l'hiver, le givre, les ardoises glacées, puis les lampadaires gelés, si froids qu'ils me faisaient mal aux doigts. Je repense à la force dans mes jambes qui me faisait bondir de toit en toit, comme si un ressort me poussait toujours plus loin, un effort entraînant un regain d'énergie entraînant un effort entraînant un regain d'énergie entraînant un effort, et ainsi de suite, pendant parfois des heures, pendant les week-ends, ces jours sans fins passés à attendre le lundi matin, pour retrouver le sourire d'Emilie, et ces heures de cours passées à écouter son cœur battre, se calmer pendant les siestes du français, s'affoler quand retentissait la sonnerie. Ces week-ends sans fin, la marche tout le jour, l'insomnie pendant la nuit, la contemplation éternelle et infinie de ces étoiles que je connais par cœur, de cette lune dont j'ai appris le cycle, à force de la regarder, de noter, pleine lune, pleine lune 1, baisse, toujours, puis dernier quartier, dernier quartier 1, toujours baisse et baisse, puis nuit noire, la terreur de la nuit noire, la nuit sans lune, sans lumière, sans soutien, même froid et distant, de la lune qui apportait une lumière irréelle et terrifiante, mais une lumière. Puis de nouveau augmentation, augmentation, premier quartier, premier quartier 1, augmentation, augmentation, puis pleine lune. Un cycle sans fin, noté tous les jours dans mon agenda, avec une constance effrayante, comme si, ou plutôt parce que je n'avais rien d'autre à faire, que de noter le cycle de la lune. Puis s'est ajouté les heures de sommeil du nouveau-né des voisins, que je notais consciencieusement, il s'endort à 20h, lorsque s'éteint sa berceuse, puis se réveille à minuit, crie deux fois, les parents entrent rapidement, ils mettent toujours moins d'une minute à arriver, car ils sont encore éveillés à minuit. Puis l'enfant se rendort, toujours cette berceuse que je connais par cœur, puis se réveille de nouveau à 4h, et là, la mère, car c'est elle qui vient, je l'entends à la délicatesse de son pas, lourd de fatigue mais léger de bonheur, le bonheur de tenir le fruit de ses entrailles dans ses bras accueillants, la mère met exactement trois minutes à arriver, trois minutes durant lesquels le bébé crie cinq fois. Il crie cinq fois, de plus en plus vite à mesure qu'il se réveille, et enfin elle arrive, pousse la porte avec la vitesse qui témoigne de son humeur, l'allaite et le bébé se rendort, avant de se réveiller à 7h, une heure plus tôt que son cycle normal. Et là, c'est le père qui vient, le père avec ses pas lourds, ses pas d'éléphants qui renseignent sur ses 93 kilos (je suis allée vérifier sur leur balance, une nuit que je m'ennuyais), mais si ses pas sont lourds et terrifiants, ils ne reflètent pas la douceur avec laquelle il accueille son enfant, chaque matin, la douceur avec laquelle il chuchote, comme une vieille ritournelle « chut, chut Thomas, je suis là ». Toujours les mêmes mots, et cette douceur extrême. Il l'emmène alors, et le bébé est pour de bon réveillé. A sept heures, il crie quatre fois, car le père est plus vif, plus alerte. L'horloge biologique de la mère est plus efficace, mais la fatigue l'empêche d'être aussi rapide que son mari, qui réagit dès le premier cri, attend le deuxième qui lui donne un pincement au cœur et la force nécessaire pour se lever. Il lui faut encore deux cris pour traverser le salon, entrer dans la chambre et prendre l'enfant, car il est fatigué, ses pas sont lourds et lents. Je repense aux raccourcis de la ville, que je connais par cœur, cette ville sans secret pour moi, autant dans les rues, avenues, allées et jardins que dans les gens, les maisons, les habitudes, les sonneries de réveil, mais également les projets de construction, les gens pour les gens contre, le temps de procédure, et finalement si le projet se concrétise. Mais rien ne se concrétise dans cette ville dont je suis l'espion suprême. Cette ville qui vivote faiblement, qui se voit épiée par deux yeux vairons, fouineurs. Maintenant, Thomas a six ans, mais ses cris sont les mêmes, lorsqu'il tombe, qu'il veut une deuxième compote ou qu'il fait un cauchemar, que lorsqu'il voulait son biberon, à 20h, minuit, 4h ou 7h du matin. Chaque week-end, le rituel était le même. Je me couchais le vendredi soir vers vingt-trois heures, après avoir été manger des lasagnes végétariennes chez Emilie, regarder un film avec du pop-corn sur les genoux. Je me couchais à vingt-trois heures, me réveillais une heure plus tard pour les cris de faim du petit Thomas, puis parce que j'avais pris l'habitude lorsque lui-même la perdait, je me rendormais aussitôt, et me levais définitivement à deux heures. A deux heures, je restais une demi-heure dans mon lit, à épier les bruits de la nuit, entendre la chouette hululer un quart d'heure après m'être réveillée, une voiture klaxonner. Puis je me levais a deux heures trente, allumais la lumière, sortais de sous mon matelas ma grande carte de la ville, qui m'a pris trois ans, ma trousse sous ma pile de vêtements ma pliés, et mon Ipod, et je filais dans la cuisine, en laissant ma chambre allumée. Je marchais pieds nus sur le sol glacé de la cuisine, étalais en grand la carte sur la table en verre, aussi froide que le sol, carte qui pendait toujours, tellement elle était grande, je sortais mes crayons de couleurs, mes feutres fins, mes feutres épais, mon Bic quatre couleurs, que je rangeais dans l'ordre sur la carte, je me faisais un thé, et je me mettais au travail. Je me massais toujours la nuque une brève seconde avant de choisir le bon crayon de couleur et de continuer ma carte. Ensuite, je travaillais pendant une heure et demie en sirotant mon thé, la musique dans les oreilles, bougeant les pieds et changeant constamment de position. Enfin, au bout d'une heure et demie, je rangeais mon Bic quatre couleurs, mes feutres épais, mes feutres fins, mes crayons de couleur, mon thé, puis ma carte, je mettais le tout à sa place, mais je laissais la tasse dans l'évier, je ferais la vaisselle plus tard. Il était quatre heures, je guettais les cinq cris du petit Thomas, les pas feutrés de sa mère encore endormie, puis je m'enroulais dans ma couverture en polaire marron, me posais dans la canapé défoncé, qui avait au fur et à mesure des années pris la marque de mon corps, je m'asseyais en tailleurs et lançait le seul film que je possédais dans ma squelettique bibliothèque : « Sister Act ». Emilie me l'avait offert pour mes dix ans, après que je lui aie dis qu'il s'agissait de mon film, ou plutôt de ma comédie musical préférée. Pendant une heure et quarante minutes précisément, je dévorais des yeux mon film favori, que je regardais tous les week-ends, je disais tous les dialogues, je chantais toutes les chansons, en prenant bien soin de chanter faux au début, puis de chanter les bons octaves, même les plus hauts, vers la fin du film, et chaque nuit, à la fin du film, je pleurai. C'est le seul film qui ait jamais réussi à me faire pleurer. Je pleurais de bonheur, pour l'histoire, mais également de mon bonheur, du bien-être causé par ce moment privilégié, par le chant, le plaisir que cela me procurait. Je séchais mes larmes, je laissais le générique de fin, que je regardais jamais mais que je laissais pour le fond sonore, puis j'attrapais mon jogging, mon t-shirt et mon pull du samedi, je les enfilais, je mettais également mon bonnet, mon écharpe et mes gants à partir de la deuxième semaine de novembre et seulement à partir de cette date, jusqu'à la deuxième semaine du mois de février, j'éteignais enfin la télé, laissais le DVD dans le lecteur, et sortais en fermant la porte à clef. Je mettais mes écouteurs, mâchait un chewing-gum à la menthe, et marchait vite, très vite pour me réchauffer malgré le froid hivernal et le peu de couches que j'avais sur les épaules. Très vite, je retrouvais cette chaleur de l'effort, maintenue par le rythme vif que je m'infligeais, et ce sentiment d'effort, de regain d'énergie pour un nouvel effort. Je marchais dans les rues de la ville, sans jamais prendre le même parcours, assistant au réveil progressif de la ville, je manquais les quatre cris de Thomas à sept heures, car je marchais toujours, pendant trois bonnes heures en moyenne, et ensuite je rentrais à la maison après avoir été acheter du pain à la boulangerie, je préparais le petit-déjeuner de Louis, je sortais le DVD du lecteur, faisait la vaisselle de la nuit, et je filais sous la douche. Lucie passait à neuf heures précises, s'occupait de Louis, et je prenais bien soin d'être hors de la maison pendant ces moments-là. A neuf heures trente, Lucie nous quittait avec un sourire bienveillant, où elle avait appris à gommer la compassion après mes regards froids et hostiles, et je prenais un livre que j'empruntais à Emilie. Je le terminais, souvent jusqu'à onze heures et demie, midi maximum, puis je m'octroyais une sieste d'une heure. Je me réveillais toujours naturellement, ayant besoin de peu de sommeil, je préparais le déjeuner, de la viande pour lui, des légumes pour moi, et je sortais marcher, encore. Je marchais pendant quatre heures, mais une marche d'un autre genre. Alors que le matin était réservé à la ville, l'après-midi était un après-midi de fouilles. Ce n'était certes pas le meilleur jour pour entrer chez les gens, mais c'était mieux que le dimanche, où pour le coup, la majorité des habitants étaient chez eux. J'ai vite appris, souvent à mes dépens, qu'elles étaient les familles qui sortaient tous les samedis, occasionnellement, rarement, jamais. J'ai commencé à établir des horaires, que je notais d'abord avec beaucoup de soin, avant de les retenir naturellement, comme un moyen de survie, je me souvenais de chaque adresse, de chaque horaire, habitude, j'ai appris à juger du mode de pensée de gens qui habitaient dans les maisons par leur mobilier, le taux de poussière dans la maison, le nombre de bouteille d'alcool, les photos sur les étagères du salon, les produits de beauté dans la salle de bain, leur nombre, leur marque, les placards où ils étaient rangés, leur moyen d'accès, s'ils changeaient souvent de place, les ustensiles de cuisine, ce que contenait le frigo (élément incontournable, et certainement le plus instructif), puis enfin, le clou de la visite, les chambres. Des adultes d'abord, car souvent plus vides, je regardais la couleur des draps et la fréquence à laquelle ceux-ci étaient changés, les odeurs des oreillers, l'espace qui les séparait (très révélateur sur la vie que le couple entretenait), l'armoire de vêtements, et enfin, le meilleur pour la fin, la chambre des enfants. Les draps, les odeurs, le bureau, l'armoire de vêtement, la poussière sous le lit, les tiroirs du bureau, sous l'oreiller, le sommier, si la porte grinçait ou pas, les traces de doigts sur la fenêtre, les journaux intimes (l'endroit où ils étaient cachés renseignait ô combien sur la situation familiale. S'ils sont dans le sac de cours, il faut s'inquiéter, le plus souvent) que je lisais sans gêne, les traces aux murs, surtout près des fenêtres (mais seulement pour les 15 ans et plus, car eux étaient les plus susceptibles de faire des escapades nocturnes), la facilité avec lesquelles on pouvait enlever les rideaux pour les chambres à étage. Chaque maison me prenait un quart d'heure maximum, je ne dépassais pas cette limite-là, car je voulais en garder pour la prochaine fois. Au début, pendant un week-end ou deux, au tout tout début de mes visites, à l'époque où j'apprenais à peine, j'ai voulu prendre des notes sur ce que je découvrais. Mais cela s'est vite avéré inutile, et relativement chiant, par ailleurs. Pour une raison qui m'était inconnue, je me souvenais parfaitement bien de ce que j'avais vu la fois précédente. Tous les souvenirs me revenaient en mémoire à la seconde même où j'entrais dans la maison. Je faisais une quinzaine de maisons par week-end, et changeais régulièrement, mais revenais toujours, années après années. Ce genre de découvertes n'est jamais terminé. On en apprend toujours plus, car les enfants grandissent, les parents entreprennent des travaux, et la maison change au même rythme que les gens qui y vivent. Je revenais à la maison vers quatre heures, et je mangeais un morceau de pain frais, moelleux, pas trop cuit, qui m'attendais à la maison. Je ne mettais rien dessus, hors de question de dépenser notre trop peu d'argent pour du Nutella, du chocolat, de la confiture, du beurre ou du miel. Je le dégustais dans la cuisine, certainement l'endroit que je préfère dans la maison, et ensuite j'allais chercher une feuille, du fusain, et je m'adonnais à la technique de dessin que je préfère, le fusain. Je dessinais pendant une heure et demie, ce que je voulais, puis punaisais mon dessin sur le mur de ma chambre, qui s'est rempli peu à peu, au fil des ans, jusqu'à ce que je doive chercher des recoins pour mettre mes dessins. A cinq heures et demie, j'allais dans le salon, et je m'accordais mon « temps libre ». Lorsqu'Emilie est rentrée dans ma vie, elle a comblé un vide immense, mais restaient les week-ends, ma hantise, mon angoisse, ce que je redoutais toute la semaine. Alors, semaines après semaines, mois après mois, années après années s'est installée une routine, mes journées se sont réglées comme du papier à musique, pour tuer le temps, et oublier la solitude trop pesante. Mais je déteste les enclaves. Alors j'ai tenu à ma laisser un « temps libre », tous les samedis dans la soirée, à partir de cinq heures et demie, pour faire ce que mon humeur du moment me dictait de faire. Je me forçais plus ou moins à respecter mon programme dans la journée, que j'en ai envie ou non, mais mon « temps libre » n'appartenait qu'à moi, et j'étais libre d'en faire ce que je voulais. Enfin, à sept heures, je préparais le repas, pendant une heure, prenant le plus de temps possible pour ne plus me retrouve inactive, puis je mettais la table, servait Louis, nous mangions en silence, lui le nez dans son assiette, les doigts crispés autour de sa cannette de bière, moi les pieds collés au carrelage, la main gauche jouant avec mon couteau, la droite fermement serrée autour de ma fourchette, concentrée sur mon plat. A vingt-heures trente, je débarrassais et faisais la vaisselle jusqu'à vingt et une heures, où j'allumais l'ordinateur pour la première fois de la journée. Je regardais les informations, sillonnais le monde pendant une demi-heure, du bout des doigts, les yeux rivés sur l'écran, et j'ouvrais une nouvelle page Word. Journal intime. Chaque samedi, j'ouvrais une nouvelle page Word, et relatais les évènements ô combien rares de la semaine, mes émotions, mes sentiments, mes peurs, enregistrais dans le dossier « Confidentiel » de l'ordinateur, que je ne relisais jamais, et éteignais l'ordinateur, à vingt-deux heures précises.

Des ailes dans le dos - MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant