Sa révélation me douche. Je ne montre rien, mais je suis plus que surprise, et curieuse de savoir la suite, qui ne se fait pas attendre.
- Nous sommes tous deux nés anges, et nous avons grandis... normalement, je dirais, à défaut d'autre mot. Mais peu après notre majorité, Locas a commencé à se renseigner sur le mode de pensée des démons, et a estimé qu'ils avaient raison de vouloir révéler leur nature aux humains. Il a demandé une audience avec le roi, lui a parlé de son opinion, lui a prouvé avec de nombreux arguments que les démons avaient raison et qu'il fallait suivre leur exemple, mais le roi a refusé. Locas a alors fuit, et est partis du côté des démons. Apprenant cette trahison, le roi a punis notre famille, et a condamné Locas à la prison à vie s'il remettait les pieds ici. Bien sûr, il n'est jamais revenu. Finalement, le roi a pardonné notre famille, et m'a pris pour professeur des Invisibles. Voilà l'histoire.
Je hoche la tête sans un mot, en prenant bien soin de cacher ce que je pense. Locas ricane alors.
- Alors, princesse, qu'est-ce que tu en penses ? demande-t-il.
- Toi, la ferme, dit simplement Mentor sans même prendre la peine de tourner la tête dans sa direction.
N'entendant aucune remarque acerbe, je tourne la tête vers le prisonnier, qui grimace affreusement. Une question dans les yeux, je me retourne vers Mentor.
- Notre voisin a quelques maux de têtes qui l'empêchent de parler, explique-t-il en me scrutant attentivement, en attente d'une réaction quelconque.
Mais je ne montre rien, comme d'habitude. Il se lève et s'approche de Locas, qui ferme les yeux pour essayer vainement de dompter la douleur. Mentor se penche sur lui comme il gronderait un enfant, et demande calmement, presque guilleret, en articulant :
- Quel était le but exact de ta mission ?
- Je ne te révèlerai rien, répond férocement celui qui fut son frère.
Aussitôt, il pince les lèvres, son front blanchi de manière effrayante, et des gouttes de sueur perlent sur son front.
- Je ne le répéterai plus. Quel était le but exact de ta mission ?
Locas, incapable d'ouvrir la bouche, secoue négativement la tête. Je plisse les yeux, attendant le hurlement de douleur, mais à la place, j'entends mon nom.
- Thana, dit Mentor. Gifle-le.
Je me lève, m'avance à grandes enjambées, et reste plantée face à lui. J'hésite, mal à l'aise.
- Fais-le, ordonne Mentor.
Je m'approche de Locas, hésitante. Je n'ai pas envie de faire ce qu'il me demande. Mais je n'ai pas le choix et je le sais. Je regarde Locas dans les yeux, je vois le mépris et la peur qui brillent dans ses prunelles, et je me rends compte que j'ai le choix. Je peux ne pas le faire. Mon choix aura des conséquences, mais s'il n'en avait pas, ce ne serait pas un choix. Je me tourne vers Mentor, les pieds bien campés au sol.
- Je refuse.
Il penche légèrement la tête sur le côté, surpris de mon refus nette et osé. Il fixe mes yeux, et trouve ce qu'il cherche, car je me plis aussitôt en deux, la douleur le sciant la hanche. Je plisse les yeux, pince les lèvres, et attends que ça passe.
- Fais-le. Qu'est-ce qui t'en empêche ? Tu as pitié de cet homme ? Est-ce que tu sais ce qu'il a fait a ton père, ce qu'il aurait pu te faire, ce qu'il a fait a ce soldat ?
Je regarde Mentor, la douleur cesse, et je gifle de toutes mes forces Locas, dont la tête vient taper la vitre du miroir qui constitue sa cage. Il grimace, et je recule pour laisser Mentor parler. Je ne sais pas ce qui m'a pris de refuser. Après ce qu'il a fait !
- Bien, dit-il. Cela étant fait, je voudrais vérifier quelque chose.
Il se lève et se dirige vers le prisonnier qui grimace toujours. Mentor attrape Locas par le col de sa blouse, le retourne, visage contre le miroir, et arrache la blouse sur toute la longueur du dos. Locas ne se dérobe pas, toujours en prise de tête avec ses maux, et semble d'ailleurs à peine remarquer ce qu'il se passer autour de lui. Je regarde Mentor, qui se pousse alors pour me laisser admirer le dos de Locas. Je retiens ma respiration. La marque noire. Il a la marque noire.
- Ceci est la marque que tous les démons ont la première fois qu'ils déploient leurs ailes. J'étais curieux de savoir si tu l'avais, Locas, dit-il calmement, d'un ton anodin.
Je ne trouve plus ma respiration. Presque le même, à deux ou trois détails près. Noir aile de corbeaux, immense et débordant sur les clavicules, le tatouage s'étale sur son dos. Je me lève en titubant, essayant de me rattraper à quelque chose, mais je n'ai rien sous la main, et je me redresse difficilement, peinant à retrouver mon équilibre. Je recule, avant de me retrouver contre le miroir sans teint.
- Thana ? Qu'est-ce qu'il se passe ? demande Mentor, surpris.
J'attrape la poignée et sors de la pièce. Je remonte à toute vitesse, quitte le sous-sol, le rez-de-chaussée, sors du château, sors de l'enceinte, passe devant les gardes stupéfaits et cours loin, très loin. Mélio ne tarde pas à me rattraper, mais j'ai envie de courir.
« Thana, que se passe-t-il ? »
« La marque, Locas a la même, enfin presque la même, mais Mentor a dit que tous les démons l'avaient, les démons Mélio ! Mais je suis quoi moi alors ? »
Il reste muet. Il court, mais ses yeux agrandis attestent de sa stupéfaction. J'aimerais qu'il me réconforte, qu'il trouve une excuse, n'importe quoi, mais il ne peut pas, parce que je sens qu'il est aussi ébahi et inquiet que moi. Nous ressentons la peur de l'autre, mais la mienne est différente de la sienne. J'ai peur de ce que je suis, alors qu'il a peur de l'impact que peut avoir l'information sur moi. J'ai déjà perdu le contrôle, et rien ne m'empêche de recommencer. Cette folie qui s'est emparée de moi le soir de la salle de bain n'est pas très loin, juste à la frontière de mon esprit. Un pas de plus, et elle colonise mon cerveau. Je continue à courir, je pue la peur et la sueur, mais je trouve mon rythme et je suis partie. Mes pieds et les pattes de mon compagnon pulvérisent de la terre partout, ma respiration devient sifflante, similaire à celle de Mélio, mais mes membres m'obéissent, comme une machine bien rodée, bien huilée.
Soudain, j'entends le froufroutement reconnaissable des ailes qui fendent le vent, et l'odeur de Mentor me parvient. Je grommelle, accélère la cadence, attrape la crinière de Mélio, et nous fonçons. Mes jambes se calent automatiquement sur ses flancs chauds, mes mains fourragent dans sa douce crinière, et il sprinte. Ses pattes s'actionnent à une vitesse hallucinante, le vent nous fouette tous deux, mes jambes bougent en même temps que ses muscles, et nous semons rapidement Mentor, dont le hurlement de fureur retentit dans les bois. Nous nous arrêtons plus loin, à l'abri des regards entre les arbres, essoufflés tous deux.
Je descends, encore sonnée par la nouvelle. Qu'est-ce que cela veut dire ? Ma mère biologique aurait-elle trompée mon père avec un démon ? Dans ce cas, que suis-je ? Différente, de nouveau. Le vilain petit canard. Les questions se bousculent dans ma tête, comme un ouragan d'interrogations qui tournoient dans mon esprit et le tourmentent, le laissant sans arme face à ma folie. Je serre les dents et enfonce mes ongles dans mes paumes pour me contrôler, pour surveiller cette ombre qui plane au-dessus de moi et me menace. Elle bataille férocement avec ma conscience, mais finit par baisser les armes lorsque Mélio pose son museau frais sur mon épaule, derrière moi.
Aussitôt, un calme extraordinaire m'envahit, comme si la forêt se taisait pour m'apaiser. Un rideau immaculé tombe comme une plume sur l'Ombre, et tout se tait. Je me tourne vers Mélio, calme comme un ruisseau qui dort, et ses prunelles sondent les miennes. Mais je vais bien, de nouveau. Le silence dans mon âme est exquis. Alors, tout doucement, les couleurs reviennent dans mon esprit, et la voix de Mélio, étonnamment grave et puissante, retentit en moi.
« C'est bien. »
Je ne me pose pas de questions, je n'ai pas peur, je ne ressens rien, si ce n'est ce calme effarant. Nous ne bougeons pas, pour ne pas chasser cette paix de mon esprit, qui l'accueille à bras ouvert. Mélio, mon esprit et mon cœur reposent entre tes douces pattes chaudes.
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Des ailes dans le dos - Mort
FantasyJe suis différente et ce, depuis toujours. Mais rien ne me préparait à cela... Si le monde que je connais depuis ma naissance est injuste et vil, celui que je découvre est cruel et dangereux. Mais je ferai tout pour y survivre. Tout. Même si la mort...