Chapitre 36

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Je me réveille en sursaut, traversée par une onde de chaleur importante. Mon souffle est court, haché, je sens mon cœur qui bat trop rapidement. La couette me tient trop chaud, je me sens compressée, étouffée, l'air est saturé, il fait trop chaud, je me sens mal. D'un geste brusque, je repousse la couette, et me lève d'un bond. L'air chaud de la pièce m'oppresse, me fait tanguer. Je voudrais me lever, mais mes jambes ne me portent pas, et je m'écroule sur le sol, le décors tournant dangereusement. Je me traîne difficilement jusqu'à la fenêtre en tentant de me relever, je m'accroche au rebord comme à une bouée de sauvetage, et d'une main tremblante je tâtonne dans le noir pour trouver la poignée. Mes doigts tremblent trop, la poignée m'échappe, je n'arrive pas à ouvrir cette putain de fenêtre. Je commence à paniquer, l'air me manque, chaud, moite, suffoquant, lourd, ma chambre tourne sous mes yeux, mon corps cède sous mon poids, mes doigts arrachent le lambris en bois de la fenêtre.
« Mélio, au secours. »
Je m'effondre au sol, lorsque j'entends la porte de ma chambre s'ouvrir brusquement. Une présence chaude envahit la pièce, des pattes lourdes martèlent le sol, un bruit m'indique sa présence au-dessus de moi, et soudain l'air frais envahit la pièce, emplit mes poumons qui se soulèvent rapidement au rythme de ma respiration brusque. Ça va mieux. Je suis en vie. Sa truffe glacée par la peur s'enfouit dans mon cou, comme une présence rassurante, avant de se retirer pour me laisser respirer. Je ne vois rien, mais il ouvre les volets, et je distingue à la lueur de la lune ses grands yeux transparents, reflets de l'inquiétude qui lui serre le cœur.
« Thana, comment tu te sens ? »
Je ne peux articuler un mot, souffle une brève pensée.
« Mieux. Merci. »
Mon thorax se soulève plus lentement, tandis que je me calme.
« Allons faire un tour. Tu as besoin de respirer. »
« Peux pas bouger. »
« Attrape ma crinière, c'est tout ce que je te demande. »
Il se couche à côté de moi, et ma main droite attrape sa crinière chaude, au prix d'un énorme effort. Il tourne la tête, sa gueule emprisonne mon bras en prenant soin de ne pas entailler ma peau, et tire sur mon bras pour me hisser sur son dos. Je tente de l'aider en me trainant sur lui, et enfin, une fois que je suis à peu près allongée sur lui, il se lève doucement et sors de la chambre. Il fait trop chaud dans le salon, mais nous sortons rapidement, et nous descendons les escaliers. Son esprit effleure le mien. Il s'allonge au milieu des marches en marbre, et me fait glisser sur les escaliers glacés. Ils sont durs, inconfortables, mais froids. Je ne vois aucune porte, aucun mur, et cet espace tout relatif m'apaise. La patte de Mélio caresse mon bras, en un geste lent, rassurant, doux. Le silence de la cage d'escalier me permet de retrouver le contrôle de moi-même, de me calmer définitivement, et de retrouver la parole. Mélio le devine.
« Que s'est-il passé ? »
« Crise de claustrophobie. Cela faisait un paquet de temps que ça ne m'était pas arrivé. »
« Qu'est-ce qui les déclenche ? »
« Ca dépend des circonstances. Une fois, c'était dans le bus, quand j'ai vu les portes fermées, à mi-chemin entre deux arrêts. J'ai vu que les portes étaient fermées, il y avait du monde, je n'avais aucun moyen de sortir, j'ai commencé à suffoquer, j'ai failli m'évanouir, cette fois-là. Mais j'étais petite. La dernière que j'ai eu, c'était en pleine nuit, comme maintenant. Je dors toujours avec la fenêtre ouverte, et cette nuit-là, elle était fermée. Je me suis réveillée, et j'ai dû me précipiter sur la fenêtre pour l'ouvrir. »
« Mais quels sont les symptômes de ces crises ? »
« Je ne peux plus respirer, comme si j'avais les poumons bloqués, et j'ai une crise de panique. »
« Il n'y a aucun moyen de les empêcher ? »
« Elles sont souvent une conséquence d'une montée de stress. Donc à part arrêter de stresser et ouvrir la fenêtre, ce que je fais, je ne vois pas. Je ne mets pas de collier, pas de pyjama ras-du-cou, j'ai les cheveux attachés, rien qui ne m'entrave, une couette ample, je ne peux rien faire de plus. Je suis claustrophobe, rien ne peut changer ça. »
Il me regarde, pensif. Il est triste, inquiet, très inquiet. Je commence à grelotter, et il me porte jusqu'à ma chambre. Il me pose sur le grand lit double, laisse les volets et la fenêtre ouverts, rabats la couette sur moi pour me réchauffer, et viens se coucher à côté de moi.
« Je vais rester toutes les nuits avec moi, maintenant. »
« Pourquoi tu n'es pas venu, cette nuit ? »
« Tu étais fatiguée, et tu es partie te coucher sans demander ton reste, je me suis dit que tu voulais être seule. »
« Tu sais bien que tu es toujours le bienvenu. Tu m'es indispensable, Mélio. Tu ne me dérangeras jamais. »
Il sourit, et se couche à mon côté. Il n'ose poser la patte sur mon ventre, et je ne lui demande pas de le faire. Cette crise me laisse sensible, pour cette nuit. Il me faut une pause, inutile de tenter le diable. Il pose sa truffe dans mon cou, et attend le sommeil. Mais pour lui comme pour moi, c'est impossible de nous endormir. J'attends d'entendre son souffle ralentir, mais je suis le fil de ses pensées. Il est empli d'inquiétude, et ne peut trouver le sommeil. De mon côté, ma crise de claustro m'a bien éveillée. Il doit être environ trois heures du matin, je suis fatiguée, mais impossible de m'endormir. Dans un élan de quête de réconfort, je me serre contre mon lion, qui répond à ma demande en m'entourant de ses pattes fortes.
Je me réveille lorsque la lumière du jour naissant pénètre dans ma chambre claire. Les autocollants phosphorescents collés au plafond ne font plus effet, il fait déjà bien jour dans ma chambre. Il doit être huit heures, pas moins en tout cas. Mélio dort encore à côté de moi. Son immense patte, de la taille de mon visage, recouvre mon ventre. Il a finalement réussi à s'endormir. J'ai succombé avant lui, je dois l'avouer. Et je m'en veux. J'en ai honte, je voudrais avoir la force de résister, de tenir plus longtemps que lui. De pouvoir le protéger, le rassurer, l'empêcher de laisser son esprit divaguer et sombrer dans des idées noires. Mais je suis faible, et malgré les efforts que je déploie pour les cacher, mes faiblesses font de moi un être à la merci des autres. Je n'ai aucune chance, face à qui que ce soit, pas même face à une fillette de huit ans, ce qui montre l'étendue de ma faiblesse. Je ne fais pas le poids. Lassée et mortifiée de me morfondre sur moi-même au lieu d'essayer de voir le bon côté des choses, j'essaie d'enfouir ces pensées au fin fond de moi, et me concentre sur la respiration longue et apaisée de mon lion qui ronfle tranquillement à côté de moi, couché contre mon flanc, radiateur personnel. J'entre dans son esprit et suis ses rêves. Cauchemars. Je me prends une grosse claque, violente. Il fait des cauchemars. Je suis face à M. Grand, attachée sur une chaise, la bouche scotchée, les mains liées dans le dos, les pieds accrochés à la chaise. La corde est tellement serrée que je saigne des poignets et des chevilles. Et je gémis, je pleure de douleur, les yeux plissés, le visage tourné vers le sol, encore rouge de la gifle que M. Grand vient de m'administrer. Je tremble comme une feuille, et mon visage reflète toute la douleur que je ressens. La scène est d'une violence inouïe. Je me regarde comme si je me voyais pour la première fois. Depuis combien de temps n'ai-je pas été confronté à un miroir ? En fait, la question est stupide. La vraie question est plutôt : quand me suis-je vraiment regardée pour la dernière fois ? Est-ce que je ressemble vraiment à ça ? J'ai les traits creusés, les bras squelettiques. Mes cheveux, qui m'arrivent désormais aux hanches, sont filasses, et perdent de leur couleur, renforçant le contraste avec ma mèche noire sur le côté gauche de ma tête. Mes yeux, l'un vert, l'autre gris, sont vitreux, mornes, tournés vers le sol. La vie m'a désertée. M. Grand enfonce son poing dans mon ventre, et je sens une atroce douleur au niveau de mon estomac. Je me vois reculer sous le choc, j'entends les pieds de la chaise crisser contre le parquet du gymnase sous la violence du coup, et c'est là que je comprends enfin. Je me vois avec les yeux de Mélio. C'est Mélio qui me voit ainsi, sans vie, rendue laide par la maigreur, impuissante face à cet homme qui me terrifie. Est-ce Mélio, ou moi qu'il terrifie ? Je suis incapable de penser par moi-même, car mon esprit est trop étroitement lié à celui de mon lion, presque imbriqué dedans. Nous formons un, une seule personne spectateur de cette scène de torture. Car c'est ainsi que nous la voyons. Nous nous rendons compte de notre impuissance, nos pattes sont clouées au sol, et ce sentiment d'impuissance qui nous dévore est affreux, comme un poison qui se répand dans nos veines, plus douloureux encore que le pire des coups. Nous la voyant souffrir le martyre, ses yeux appellent à l'aide, et nous ne pouvons rien faire, si ce n'est assister à ce spectacle et prier pour que ça s'arrête. Mais je peux reprendre mon indépendance. Je peux être Thana, de nouveau moi-même, et voir la scène avec mes yeux. Je le refuse, car il est, à ce moment précis, primordial de changer ce cauchemar en rêve. Mélio ne doit pas se réveiller avec cette image en tête, et voir mon visage et faire le lien, aussitôt, comme une évidence. Il en est hors de question. Ce cauchemar n'est pas le reflet de ce que je vis, mais je sais que c'est ce qu'il pense. Et il faut changer ça au plus vite. Je cherche une image douce, agréable, joyeuse à lui donner de moi, je fouille dans mes souvenirs à la recherche d'un moment passé à deux qui refléterait la joie que je ressens, le bonheur qui est le mien. Car je suis heureuse. J'ai une famille, de nouveau, des amis, compréhensifs qui plus est, je suis une princesse, riche, je suis liée avec la personne la plus gentille qu'il m'ait été donné de connaître, et pour la première fois de ma vie, je sens que je fais le bonheur de quelqu'un. Quelques-uns, même.
Je ne trouve pas, alors je m'aide un peu en cherchant dans l'esprit de Mélio. C'est infiniment plus pratique. Je n'ai pas cette vision globale de mon esprit, je peux faire défiler les souvenirs comme un film dans l'esprit des autres, mais pas dans le mien, car ma vision de mon esprit n'a pas changé avec la découverte de mon pouvoir. De plus, il y croira plus si c'est une image qui vient de lui, qu'il aura vu avec ses yeux et non les miens. Car il doit absolument ignorer ce que je suis en train de faire. Il faut que mon rêve soit suffisamment convaincant pour qu'il oublie le cauchemar. S'il se réveille maintenant, seul le cauchemar emplira son esprit. Je fais avec douceur dans son esprit, pour ne pas le réveiller, et je retrace ses souvenirs. Enfin, je trouve ce qu'il me faut.
Nous sommes devant le film « Kingsman, agents secrets ». Je suis absorbé par le film, car c'est une merveille que je découvre à peine. Les films. Je pourrais en regarder toute la journée. Mais je me perds dans mes pensées, et je viens de manquer une phrase drôle, de toute évidence. Elle rit, tout à coup, fort, de son rire de loup, comme un aboiement sauvage. Je me tourne vers elle. Elle est tellement belle. De ce côté, je ne vois que son œil vert, son œil émeraude, pétillant de vie et de malice, miroir du film qui défile dans ses prunelles. Il glisse dans la pièce, rapide, incapable de se fixer sur quelque chose plus de quelques secondes sans un effort intense. Je la sens traversée par pleins de choses. Je sais que si je pénètre dans son esprit, comme j'adore le faire à son insu, je vais être submergé par l'avalanche d'information qui pleut en elle. Elle regarde tout, sent tout, entend tout, remarque chaque détail de chaque meuble, de chaque personne, analyse, tout est sujet à une réflexion intense. Je voudrais tenter, mais je me sens moi-même l'esprit tellement occupé, agité, qu'elle sentirai ma présence. Elle est tellement concentrée sur ce qu'il se passe dans le monde extérieur qu'elle ne prête aucune attention à ce qu'il se passe dans sa tête, aux signaux que son corps et son esprit lui envoient. Mais là elle rit, et c'est tout ce à quoi je veux penser. Elle ouvre la bouche comme si elle voulait laisser sortir toute la joie qu'elle ressent pour la partager avec les gens, avec moi, qui suis là avec elle, elle dévoile ses grandes dents mal alignées, et ses canines fascinantes. Emilie a raison quand elle dit que Thana a un sourire carnassier, parfois. Quand elle s'apprête à faire une connerie pour réparer une injustice, c'est exactement le genre de sourire qu'elle a. On peut lire dans ses yeux toute la violence qui l'habite et qu'elle peut choisir de libérer, elle étire ses lèvres lentement, comme un prédateur face à sa proie, qui prend son temps car il sait qu'elle ne pourra pas lui échapper, et elle dévoile alors un sourire bancal, des dents qui se chevauchent, et des canines incroyablement aiguisées, qui participent à ce sourire animal. Elle est belle, animée par cette animalité qui la rend si impulsive, qui la rend si... elle-même. Que serait une Thana calme et docile ? Thana est un animal sauvage, qui ne connaît que le territoire qu'elle se trace, que les limites qu'elle se fixe, que les lois qu'elle se donne. Rien ne peut l'arrêter. Elle fait ce qu'elle veut, où, quand, avec qui et comme elle le veut. Et ici, maintenant, elle a envie de rire, alors elle rit. Elle tourne la tête vers moi. Elle a toujours la bouche ouverte, même si son rire s'est échappé dans l'air, les lèvres étirées en un sourire qu'elle veut partager avec moi. Je lis dans ses yeux vairons qu'elle veut partager sa joie avec moi. Et elle la partage, mieux que n'importe qui. Je me sens transporté de joie, tout à coup, car je la vois si belle, assise sur ce canapé crème, une jambe pliée sous elle et l'autre remontée contre sa poitrine, elle est immensément belle, avec cette joie qui se lit dans ses yeux cerclés d'or, et cette question qui flotte dans ses prunelles d'encres. A quoi je pense. Je pense à toi, Thana. Je pense à combien tu es belle, ma chérie, et à combien je t'aime. Je ne laisserai personne te faire de mal, jamais.
Je respire un grand coup, envahie par une tornade d'émotion qui s'agite en moi, tout se mélange, chaque émotion veut la parole, pour se signaler. Mais je tiens compte de tout. Je ne peux ignorer le bonheur, la mélancolie, la culpabilité, la perplexité, la gêne, la gratitude et l'amour qui se battent en moi pour avoir la première place. Je fixe le plafond sans le voir, les larmes aux yeux. Je suis touchée au-delà de ce que les mots peuvent exprimer. Jamais personne ne m'a vu ainsi, jamais personne n'a pensé ça de moi. Jamais personne ne m'a aimé le quart de combien Mélio m'aime, et ça me rend heureuse. Je tourne la tête pour le regarder, il dort, les traits tendus par le cauchemar dont il est victime. Alors, tout doucement pour ne pas le réveiller, j'entre dans son rêve, et fais glisser l'image que j'ai prise dans ses souvenirs pour chasser celle, ensanglantée, et fausse, qu'il a de moi. La différence est visible aussitôt. Ses traits se détendent, ses babines s'étirent inconsciemment en un sourire rassuré, heureux. Il revit la scène, j'en suis sûre. Il faut qu'il dorme encore quelques temps pour définitivement chasser le cauchemar de ses souvenirs. Doucement, comme un serpent qui veux échapper au filet qui le retient prisonnier, je me faufile sous lui, et échappe à sa patte brûlante et lourde. Je repousse la couette, et le froid m'assaille aussitôt. Je vais fermer la fenêtre, les mollets tremblants sous le froid qui me fouette les jambes. Et soudain, une joie immense, intense, se répand en moi. Je suis en week-end de perm ! Oh, alléluia... Je fond sur ma table de chevet, et plante férocement mes écouteurs dans mes oreilles, en mettant la musique à fond.
J'ai faim, très faim. Mélio dort encore, et Lachlyn doit également dormir chez elle. En fait, je n'en sais rien. C'est affligeant, à la réflexion. Que fait-elle quand elle n'est pas avec moi ? Elle doit bien avoir une vie non ? J'irai la trouver le plus vite possible mais d'abord, il est plus qu'urgent que je me mette quelque chose dans le ventre, sinon je vais faire une syncope. Je me sens dans une forme éclatante, malgré ma crise de la nuit. Je descends les escaliers de marbre jusqu'à la grande cuisine, déjà active. Je pousse la porte, et je suis aussitôt assaillie par les odeurs qui se dégagent des milliers de plats. En fait, le mélange des odeurs est écœurant, les sauces, le petit-déjeuner, les viandes, les légumes vapeurs qui dégagent une odeur forte, le pain dans le four, le bacon qui grésille dans les poêles, la purée, les gâteaux, les tartes aux oignons, à la moutarde ou aux tomates, les crèmes qui cuisent, je sens également une odeur de lasagnes, bref, ce mélange d'odeurs me donne rapidement des haut-le-cœur. Est-ce qu'ils sentent toutes ces odeurs ? Ou sont-ils concentrés sur le plat qu'ils préparent ? Ou peut-être ne sentent-ils pas, tout simplement, et que seul mon odorat hypersensible me permet de sentir toutes ces odeurs à la fois. Je ne sais pas, mais j'essaie de faire au plus vite pour pouvoir sortir et me remplir le ventre à m'en faire exploser l'estomac. Je suis morte de faim, à vrai dire. Pour la première fois depuis bien longtemps. Je déambule dans la cuisine en puisant dans mes souvenirs pour chercher l'endroit où je serais le plus susceptible de trouver le chef, slalomant entre les cuistots et les plats qui circulent. Enfin, je tombe sur lui, aussi bedonnant et rouge que la dernière fois, les sourcils froncés, criant des ordres.
- Monsieur le chef ? demandé-je.
J'ai l'air bien ridicule, en chemise de nuit, pieds nus, maigrelette, faisant face à un homme massif, de deux têtes de plus que moi. Il baisse le regard, et aussitôt un sourire gêné s'épanouit sur son visage. Il enlève sa toque d'un grand geste, manquant de peu de faire valdinguer la soupière.
- Hambort, pour vous servir, votre Altesse, dit-il d'une voix claironnante.
Ce n'est vraiment pas le genre à balbutier en présence d'une personne royale, et cela me fait immensément plaisir.
- Thana, je vous en prie, dis-je avec un sourire entendu.
Il écarquille les yeux, surpris, et sourit de toutes ses dents.
- Que puis-je faire pour vous Thana ?
- Vu les nems végétariens que vous m'avez préparé la dernière fois, je me suis dit qu'au vu de la faim que j'avais, je devais m'en remettre à vos mains d'expert pour mon petit déjeuner. Je meurs de faim !
Il éclate de rire.
- Je vous prépare un plateau tout de suite !
- Merci beaucoup, répondis-je avec un grand sourire.
Je salive d'avance. Je me lave les mains, par mesure d'hygiène, et d'un bond me hisse sur le plan de travail, confortablement assise entre une poêle de dorade et un bol de persil. Je le regarde œuvrer, les yeux écarquillés. Soudain, avec un naturel désarmant, il me demande de rajouter une poignée de persil sur la dorade, et de la retourner à l'aide de la spatule coincée sous ma cuisse. Je reste interdite une seconde, avant d'obéir sans y penser. Puis j'éclate de rire, prenant conscience de la situation. Il saisit de ses mains de bucheron un grand plateau sur lequel il dispose une assiette comprenant des pains au chocolat, des croissants, des chouquettes et des pains au raisin. Ensuite, il attrape quatre œufs d'une main, qu'il casse dans une poêle, et qu'il manipule de manière à me servir une assiette brûlante d'œufs brouillés. Il sort un plat de pâtes de four et me remplit une assiette de gratin de pâtes, puis me sert une carafe de smoothie banane/fraise/kiwi/orange, à défaut d'un verre (ou devrais-je utiliser le mot chope ?), ajoute une part de ce que je devine être du gâteau à la carotte, et se tourne vers moi.
- Amatrice de salé au petit déjeuner ?
Mon sourire répond pour moi. D'une main de la taille de mon visage il ouvre le plus gros frigo que j'ai vu de ma vie, et en sors un énorme plateau de fromage. Il découpe une grosse tranche de chaque fromage, dispose le tout dans une assiette qu'il met sur le plateau, met une baguette de pain directement sorti du four toujours sur le plateau qui menace de déborder, accompagnée de miel, de confiture et de deux tablettes de chocolat, et empli une assiette creuse de crudités telles que carottes, concombres, tomates qu'il met en équilibre sur l'assiette de viennoiseries. Je salive à en former une flaque par terre. Soudain, il me prend complètement au dépourvu avec une question qui fait monter l'angoisse en moi.
- Mélio mange avec vous ?
- Pardon ?
- Mélio, votre lion, il mange avec vous ?
Je reste interdite. Il baisse la voix pour s'adresser à moi. Est-il au courant ? Quelle idiote. La bonne question à poser serait : qui l'a mis au courant et surtout, pourquoi ?
- Comment connaissez-vous son existence ?
A son haussement de sourcil, je me dis que j'aurais mieux fait de tout nier en bloc. Je cherche déjà un moyen de me sortir de ce pétrin quand il fait immédiatement redescendre la pression.
- C'est Sa Majesté qui m'a informé de la présence d'une bouche supplémentaire – et quelle bouche ! – au château. En tant que chef cuisinier, vous seriez étonnée du nombre de choses que je sais ! Disons que, même si je me doute que Mélio chasse, il peut arriver qu'il ait besoin de quelque chose à se mettre sous la dent, et donc il y a toujours quelque chose de prévu pour lui.
Je tombe des nues, mais c'est une agréable, très agréable surprise.
- D'accord ! Je vous avoue que je n'en avais aucune idée. Eh bien oui, Mélio mange avec moi.
Il attrape un deuxième plateau, ainsi qu'un chariot sur lequel il place le premier plateau rempli de victuailles, et sort un monstrueux gigot du four, doré et luisant. Il le met sur le plateau et, si la viande ne me dégoutait pas, j'avoue qu'il me ferait drôlement envie. Mais l'odeur me retourne le ventre. Enfin, il place des lamelles de viande crue sur le plateau, et se tourne vers moi avec un sourire satisfait.
- Cela vous convient ?
- C'est parfait ! Un énorme merci !
Je prends le chariot après avoir chaleureusement remercié mon sauveur, et retourne dans la chambre, faisant voler de manière assez bancale, je dois l'avouer, ce qui s'annonce être le festin de l'année. J'entre dans ma suite et pose les différents plats sur la table basse. Ensuite, je choisis un film, le mets dans le lecteur DVD, et réveille Mélio. Il vient me rejoindre, les yeux encore lourds de sommeil, et je ne peux que l'admirer alors qu'il s'avance vers moi de sa démarche de fauve tranquille. Il est immensément beau, respirant la puissance alors même qu'il vient de se réveiller. Sa crinière est toute emmêlée, aplatie sur le côté gauche de sa tête, là où il a dormi. Il se déplace lentement, ses pattes battant lourdement le sol au rythme de ses pas d'éléphants. Mais aussitôt qu'il voit le festin qui lui fait face, ses yeux s'écarquillent, me laissant voir ses iris bleus transparents, et il se tourne vers moi, une question flottant dans son regard endormi.
- J'avais faim, alors je suis passée en cuisine, et puis je voulais te proposer un film tous les deux. Ça te va ?
« Superbe ! Waouh Thana, mais c'est merveilleux ! Qu'est-ce que tu veux regarder ? »
- Sister Act, ça te va ?
« Parfait ! »
Je l'entends à peine me répondre, ses mots noyés sous son rugissement de plaisir.
« Bien dormi ? »
- Très bien et toi ?
Je croise les doigts dans mon dos en essayant de chasser l'image de moi ensanglantée et ligotée sur ma chaise qui me traverse l'esprit.
« Très bien aussi ! »
Ouf. Il est sincère.
- Tu as faim ?
« Pas qu'un peu ! »
Il se jette sur le canapé et se tourne vers moi, attendant de toute évidence que je fasse de même. Je ris et m'installe à côté de lui, avant de tendre la main vers mon assiette d'œufs brouillés. Je pousse les œufs sur ma fourchette grâce à mon pain au chocolat, lance le film, et entends rapidement les puissantes mâchoires de Mélio à l'œuvre. Je me lève pour ouvrir la fenêtre et chasser l'odeur de viande qui emplit la pièce, et déguste mes œufs brouillés et mon pain au chocolat en chantant les chansons de l'un de mes films préférés. Je suis grande, très grande amatrice de comédies musicales, et Sister Act est indéniablement et sans conteste ma préférée. Comme tout est servi en grande quantité, je repose mon assiette encore pleine, et me fait une tartine chèvre/miel en sirotant mon smoothie, que je partage avec mon compagnon, qui dévore le film des yeux. Je peux sentir son excitation, sa fascination face aux femmes qui chantent dans le film.
« C'est ma comédie musicale préférée. » soufflé-je.
Il tourne la tête vers moi, surpris, et retourne à nouveau son attention sur le spectacle qui se déroule sous ses yeux, essayant de comprendre ma fascination pour celui-ci. De mon côté, je me fais une tartine beurre/chocolat, et j'attaque mon assiette de gratin de pâtes. Je commence à caler, mon estomac n'étant pas habitué à de telles quantité de nourriture d'un coup, mais les odeurs délicieuses qui s'échappent du plateau me poussent à continuer à manger. Tant pis si je force un peu, de toute façon ça ne peut pas me faire de mal ! Une fois ma tartine terminée et mon assiette bien entamée, je mords dans la part de gâteau, et un gémissement m'échappe. Aussitôt, comme un signal d'alarme, Mélio se tourne vers moi, une lueur inquiète dans les yeux, cherchant ce qui me fait mal. Mais j'éclate de rire, et parle la bouche pleine, tentant tant bien que mal de garder la part de gâteau dans la bouche sans asperger le canapé de miettes.
- Ce gâteau est trop bon !
Il me regarde, interloqué, et explose de rire, comme un rugissement joyeux, un éclat de voix représentatif du bonheur qui l'habite. L'instant est parfait. Mélio rit et profite de ma comédie musicale, en dégustant un délicieux gigot cuit, avachi sur le canapé, me serrant contre son flanc, et je déguste la meilleure part de gâteau de toute ma vie. Le gâteau, parfumé à la carotte, est aromatisé aux épices, donc légèrement relevé, et fourré d'amandes et de noisettes caramélisées, qui croquent sous la dent et amènent une touche sucrée, renforcée par le glaçage qui le recouvre. A tomber à la renverse, vraiment. Je finis ma part avec avidité, et attrape mon assiette de crudité. J'enroule un bâtonnet de concombre dans une tranche de parmesan, puis mords sauvagement dans une tomate, tâchant ma chemise de nuit en coton, avant de mordre dans une chouquette en reprenant mes œufs brouillés. Soudain, mon fide sonne.
« J'ai appris que tu avais ton week-end de perm. Ça te dirait un shopping juste toi et moi ? Surtout, pense à te reposer en priorité, tu es crevée, je t'aime Thana ! Milie. »
J'écarquille les yeux, surprise, avant de bondir de joie. Enfin un moment rien qu'à deux, ailleurs que pendant les cours où je passe mon temps à dormir ! Car les repas ensemble ont cessés, puisque je n'assiste plus aux dîner, et nous n'avons sinon aucun moyen de nous voir, je suis tout le temps occupée par mon entraînement. Je regarde Mélio. Il sait déjà, il a vu dans mon esprit, et sent ma joie à l'idée d'une telle sortie. Etonnement, lui aussi s'en réjouit, ce que je ne comprends pas.
« Vas-y Thana, ça va vous faire le plus grand bien, à toutes les deux. »
- Mais, et toi ?
« J'ai déjà un programme pour aujourd'hui, t'en fais pas pour ça... »
Aussitôt, une image de bois qui défilent se plante dans mon esprit, et j'éclate de rire.
- Comme si tu allais pouvoir chasser avec tout ce que tu as mangé, gros porc !
« Ah, tu crois ça, vilaine ? »
Et il bondit sur moi avec un rugissement joueur. Je lâche le fide et tombe au sol, écrasée par le mammouth qu'il est.
« Tu sais ce qu'il te dit, le mammouth ? »
J'éclate de nouveau de rire, et enfonce mes mains dans ses côtes. Il réagit aussitôt et bondit sur le côté avec un ridicule couinement de souris qui me fait hurler de rire.
- On aime pas les chatouilles, à ce que je vois ? répondis-je d'un ton goguenard.
Je tape une réponse enthousiaste à Emilie, à qui je signale que je la retrouver à onze heures dans la salle à manger, tandis que Mélio me répond avec un ton malicieux.
« Attends que je te règle ton compte, toi, et tu vas moins rire, espèce de monstre ! »
Il fonce sur moi comme un bolide et me plaque au sol en riant. Ses yeux sont plissés, ses babines étirées en un sourire magnifique. Il est beau, extraordinairement beau. C'est mon lion

Des ailes dans le dos - MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant