Chapitre 33

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Il se relève, dans ses pensées, ne prêtant plus attention ni à Liz, ni à moi. Je m'assois avec une respiration saccadée, et ferme les yeux. Je suis épuisée. Je ne sais même plus quand est-ce que j'ai dormi pour la dernière fois. Je dors de temps en temps, une demi-heure par-ci par-là, mais jamais plus. Ma dernière nuit complète remonte à... mon séjour à l'infirmerie, il y a un peu plus de deux semaines. Deux semaines et quelques jours. Mélio, heureusement, dort souvent pendant que je suis en cours, ou somnole lorsque je suis en entraînement. Ça me rassure.
- Puisque tu ne peux pas m'entendre, dit Mentor en me sortant de ma rêverie, je vais te donner des ordres maintenant. Le risque, c'est que comme tu ne sembles visiblement pas être toi-même, j'ai peur que tu ne les exécutes pas. Bon, écoute. Tout d'abord, tu vas lui parler par esprit. Ensuite, tu vas voir à quoi se limitent tes capacités. Je veux que tu explore l'intégralité de son esprit, que tu ailles fouiller tous ses souvenirs, mais surtout, je veux que tu voies avec ses yeux, que tu sentes avec son nez, que tu entendes avec ses oreilles. Compris ?
Je hoche la tête, muette, de nouveau victime d'une peur effrayante. Je lui ai fait mal, et je sais qu'elle-même a peur que je lui fasse de nouveau mal. Je la regarde et tente un sourire qui ressemble plutôt à une grimace, mais elle sourit à son tour et je respire un grand coup.
- Je vais faire attention, je te le promets, Liz, dis-je.
Elle est entrée, je le sens. C'est aussi désagréable que tout à l'heure, c'est assez horrible. J'ai peur qu'elle me fasse encore mal. Elle est de plus en plus imposante, ça ne fait pas mal mais c'est très désagréable, je n'aime pas ça. Elle ne fouille pas, c'est bizarre, c'est comme si elle poussait une grosse porte impossible à ouvrir. Elle a du mal, elle force, et ça ne fait pas mal, mais je ne comprends pas pourquoi elle pousse dans mon esprit comme ça. Est-ce qu'elle fouille dans mes secrets ? Mais je n'ai pas de secrets ! Mais non, je sens qu'elle ne fouille pas, alors qu'elle devrait, Aurélien lui a demandé, mais elle essaie quelque chose et n'y arrive pas. Est-ce qu'elle n'arrive pas à voir dans mes souvenirs, ou dans mes pensées ? Je ne comprends pas. J'ai peur qu'elle me fasse du mal à vouloir pousser comme ça, elle voit bien que ça ne marche pas non ? Où est Aurélien ? Il faut qu'il lui dise !
​Et c'est là que je comprends. La clé est là, en fait. C'est comme une évidence. Si je n'arrive pas à voir avec ses yeux, à entendre ce qu'elle dit, à sentir quoi que ce soit, c'est parce que je m'impose des barrières toute seule. Mais en vérité, si je me libère, je suis moi-même dans son esprit. Je pense toute seule. J'ai trouvé la clé ! J'ouvre les yeux en elle, je me libère, et je vois, sens, entends avec son corps. C'est très désagréable, car ses sens sont infiniment moins puissants et développés que les miens, mais j'aperçois Mentor qui la regarde. Il fronce les sourcils, attendant quelque chose. Liz parle.
- Elle... elle n'est plus dans ma tête ! s'écrie-t-elle avec un hurlement suraigüe.
- Pardon ? s'écrie Mentor.
​Il se tourne vers moi, enfin vers mon corps, Liz aussi, et j'ai un sursaut en me voyant. Mes yeux sont fixés sur Liz, mais vitreux et sans expression. Je ne bouge pas d'un poil. Un geste de Mentor attire l'attention de Liz, qui le regarde. Il passe une main devant mes yeux, me touche le bras, m'appelle.
- Thana ? appelle-t-il.
​Je dois trouver un moyen de lui répondre sans revenir dans mon corps. Si je comprends bien, elle ne sent plus ma présence dans sa tête, et pourtant j'y suis encore. Ce qui signifie que ce qu'elle sentait de si désagréable dans sa tête était la résistance que je m'imposais sans même le savoir ! Incroyable. Bon, je dois trouver un moyen de contacter Liz pour qu'elle parle à Mentor. Je formule une phrase toute simple.
« Il fait beau dehors. »
​Elle sursaute violemment, le décor saute, ses pensées s'accélèrent à mesure que les questions affluent, mais ce ne sont plus les miennes, ce sont les siennes, et je ne les lis que si je veux, bien qu'étant toujours dans sa tête. Je l'entends qui explique la situation à Mentor, et lui écarquille les yeux, stupéfaits. Je ne prête aucune attention à leur échange, occupée à fouiller les souvenirs de la jeune fille et à observer son esprit. Son esprit est clair, le bureau est rangé, les dossiers à la bonne place, dans les bonnes cases, les souvenirs classés, les pensées s'alignent parfaitement clairement, comme une ligne en haut du bureau dans la pièce que représente le cerveau. La pièce, toute blanche, unie, suinte l'innocence. Le blanc m'éblouit, me brûle les yeux, et je n'arrive pas à m'y habituer. Toute cette clarté, cette blancheur, cette transparence me gêne, me dérange. Aucun obstacle ne se dresse devant moi, et c'est extraordinaire. Enfin... disons que je peux accéder à tout ce que je désire sans le moindre effort. Mais je n'ai aucun contrôle sur mon corps, je ne peux pas et suivre la conversation et regarder les souvenirs, ce qui me frustre, j'ai en vérité plein d'obstacles, infimes, certes, mais casse-pieds. ​
« Thana ? » murmure une voix timide.
Je souris.
« Oui Liz ? »
« On peut parler dans notre tête ! C'est incroyable ! » hurle-t-elle alors.
Je réintègre mon corps. La sensation est bizarre, car c'est comme si je ne l'avais jamais quitté. J'ai senti le contact de Mentor, l'air dans mes poumons, tout. Et cependant, je n'en avais pas le moindre contrôle.
- Thana ! s'exclame Mentor en me voyant bouger. Raconte-moi tout !
- J'ai... j'ai compris que je me mettais des barrières toute seule, et que c'était ce qui m'empêchait de voir, d'entendre, de sentir par Liz. Maintenant, j'ai le contrôle total de mon esprit, je pense par moi-même, enfin je veux dire je pense, les pensées de Liz ne sont plus les miennes, je peux les suivre si je veux, je fouille dans les souvenirs, et je n'ai aucune barrière pour accéder à quoi que ce soit dans son esprit. L'ennui, c'est que je ne peux pas suivre la conversation entre Liz et vous et en même temps lire ses pensées ou regarder ses souvenirs.
- Incroyable...
​Il me regarde, impressionné, et profondément ébranlé, j'ai l'impression, car il semble pour la première fois depuis que je le connais ne pas réussir à assimiler l'information et la tenir comme acquise. Il n'arrive pas à réfléchir à une prochaine étape car il est face à quelque chose qui le dépasse.
- Liz, est-ce que tu accepterais de recommencer ça ou pas ?
- Moi je veux bien, je ne la sens plus dans ma tête ! s'exclame-t-elle, à ma grande déception.
​J'ai une migraine de tous les diables, je suis crevée, je suis frustrée d'être aussi libre et aussi prisonnière de mon incapacité à faire plusieurs choses à la fois, je voudrais juste aller me coucher bon sang ! Le pire, c'est qu'il est adorable avec cette gamine, mais qu'il n'a absolument aucun rien à faire de mon avis ! La colère monte en moi comme une mayonnaise qui prend, et j'entends comme je sens Mélio se tendre. J'ai envie de crier contre Mentor, de lui dire d'aller se faire foutre, d'exécuter lui-même les exercices qu'il m'impose, de lui rétorquer que lui on ne le voit pas beaucoup à l'ouvrage, qu'il est sans pitié, qu'il ne me laisse ni repos ni convalescence, qu'il me pousse à bout jusqu'à ce que je m'écroule, que je le hais et que je démissionne. Au lieu de ça, je me tais, ferme les yeux pour ignorer la douleur qui me taillade le corps à laquelle s'ajoute mon insistante migraine, et me remets au travail sans un mot. Je regarde les yeux bleus de la fillette qui sourit, rassurée, mon esprit se connecte directement au sien, et me voilà dans sa tête. Aussitôt, je retrouve ce bureau immaculé, ces pensées qui s'enchaînent calmement, cet esprit si clair.
- Thana, appelle Mentor.
Je me concentre alors sur la conversation entre Liz et Mentor.
- Je veux que tu aies le contrôle de ton corps tout en suivant les pensées de Liz.
​Je fulmine. Je suis fatiguée bon sang ! Et j'ai mal, si mal... je soupire et me mets à la tâche. Je me concentre sur mon corps, et essaie d'être à la fois dans mon corps et dans la tête de la petite fille. Evidemment, cela ne fait qu'accentuer ma douleur et ma frustration, vu que c'est un échec retentissant. Je force, j'essaie de... de scier mon esprit pour en mettre la moitié dans mon corps et l'autre dans celui de Liz, mais ma migraine augmente, la douleur est trop forte, mon corps craque, et je m'évanouis.

Quelque chose me titille les côtes, ce qui me fait gémir de douleur. J'ouvre les yeux, et j'aperçois le minuscule pied de Mentor enfoncé dans mes côtes. Je me dégage rapidement pour échapper à la douleur et me relève en retenant une grimace. J'ai vraiment très mal, dis donc.
- Thana, décris-moi ce que tu vois dans l'esprit de Liz. Explique-moi précisément comment c'est.
Merci, j'ai compris qu'il fallait le faire « précisément » !
- C'est comme un grand bureau blanc. Il y a le bureau, très bien rangés, avec les valeurs importantes dessus. Ensuite il y a des tiroirs, avec les souvenirs associés à ces valeurs. Par exemple, la famille est très importante pour Liz, il y a donc un tiroir famille avec les souvenirs importants en rapport avec la famille. Après, il y a une énorme armoire, avec pleins de cases, des tonnes de cases étiquetées, une armoire de souvenirs. Et enfin, il y a, au milieu de la « pièce », une banderole en verre sur laquelle défilent les pensées de Liz, en temps réel. Ah oui ! Il y a aussi une boîte noire à côté du bureau avec les peurs de Liz. Evidemment, tout est imagé, je ne vois pas vraiment un bureau et je ne tire pas les tiroirs, mais en fait l'esprit marche à peu près comme ça et donc je sais où chercher pour trouver ce que je veux exactement.
- Intéressant... murmure-t-il. Et qu'est-ce que tu as retenu de tes recherches ? Quels sont les souvenirs que tu as regardés, et lesquels te reviennent en mémoire avec précision ? Comment vois-tu les souvenirs ?
- Les souvenirs sont sous forme de vidéo, je vois la scène, mais j'ai également les pensées et émotions ressenties pendant ce temps-là. Et je me souviens de tous les souvenirs que j'ai regardés.
- Tu veux dire que ta mémoire garde tout ce que tu entends, vois, lis dans l'esprit de Liz ?
- Oui.
Il me regarde sans un mot. Pitié, qu'il me donne congé, je n'en peux plus...
- Bon, reprenons l'exercice. N'oublie pas la consigne. Tu dois contrôler ton corps en même temps que lire les pensées de Liz, compris ?
Le silence lui sert de réponse. Et je me remets à la tâche.

Des ailes dans le dos - MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant