90 - LEONHARD

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Nous sommes comme posés là, entre le ciel bas et le sol gris asphalte, noyés dans la fumée de nos cigarettes, et l'arrière goût de cannelle sur ma langue prend comme un parfum d'éternité. On est... bien. Aussi étrange que cela puisse paraître... il y a quelque chose de normal et naturel à se retrouver là, tous les deux dans le froid, à partager un moment de calme après tout le bordel que j'ai foutu un peu plus tôt. Je lui jette un regard vaguement amusé alors qu'elle insiste pour jouer les offensée - un autre jour, ça aurait peut-être pris, j'aurais peut-être joué le jeu... mais là... non. Elle semble comprendre, puisqu'elle n'insiste pas plus ensuite sur la plaisanterie – mes excuses se chargent d'alourdir à nouveau l'ambiance, mais c'est pour la bonne cause, enfin je crois.

Je la vois froncer les sourcils du coin de l'œil, et j'esquisse un sourire alors qu'elle nomme une de mes bien connues et trop nombreuses tares. SPT. Ross m'aura bien rebattu les oreilles avec ça tient... je n'avais pourtant pas fait de crises de ce genre depuis des mois et des mois. Quasiment un an, en fait. La psy avait bien fait son boulot, et m'avait vite désensibilisé à tous les stimuli qui auraient pu causer les flashbacks. Je ne les revivais plus qu'en rêve à présent... sauf aujourd'hui. Je ne comprends pas bien pourquoi d'ailleurs - peut-être que le retour à la vie active ne me réussi pas si bien que ça, en fait. A vivre terré dans mon appartement au moins, je restais à l'abri de tout et de tous...

- C'est vous qui le dites, répondis-je sans trop de conviction en soufflant un nuage de fumée.

Humain. J'ai plus de métal que de chair sur les os... est-ce que je peux seulement encore prétendre au titre ?... J'ai comme un doute sur la question. Les yeux dans le vague, je ne sais pas si c'est à cause des calmants, mais je me sens un peu... ailleurs. Mais sa question vient me frapper de plein fouet, et je sursaute presque en l'entendant. Elle... elle manque pas de culot de me demander ça comme ça, cash !! Elle m'a tellement pris au dépourvu que je ne sais pas comment réagir - alors je me contente de la fusiller du regard, tout en étant sans doute beaucoup moins impressionnant que je ne le voudrais.

- Bien sûr que non !! m'exclamais-je sèchement. Comment pouvez-vous... enfin... Imaginer... que je... je...

La gorge nouée, je ne peux plus articuler un seul mot - comment peut-elle penser une seconde que j'aurais pu volontairement attaquer des civils ??! Avec l'armement dont j'étais équipé ! Comme si qui que ce soit aurait pu avoir l'ombre d'une chance contre moi !! Heureusement, elle semble comprendre qu'elle a peut-être un peu outrepassé les limites, et ses excuses m'aident à retrouver un peu de calme. Rejetant la tête en arrière, je prends une profonde inspiration, et je m'allume encore une cigarette. Elle m'a fait l'effet d'un électrochoc avec sa question - celle là aussi tient, ça faisait longtemps qu'on ne me l'avait plus posée !...

- Pfff, répondis-je en baissant brièvement les yeux sur la jeune femme.

Son génie, rien que ça. Elle a l'art d'entendre ce qu'elle a envie quand même... Le silence retombe, jusqu'à ce que moi aussi je me mette à poser des questions stupides. A sa tête, elle ne l'avait pas vu venir - en même temps, elle m'a dit y'a pas cinq minutes qu'elle voulait plus en parler. Mais quel con... Gêné, je détourne le regard, et un silence un peu lourd retombe. Ça m'apprendra tient... la prochaine fois j'essayerais de réfléchir avant de parler. Hum... ça nous remet à égalité dit-elle ?... Je vois pas en quoi, mais tant mieux si elle le prend comme ça.

Et pourtant... je sens bien que ma question a touché une corde sensible. La jeune femme s'est tendue, sans doute malgré elle, et garde le regard fixé devant elle comme pour se donner du courage - je m'en veux, je n'aurais pas dû lui demander, parce que maintenant elle se sent obligée de me répondre. Mais quand elle prend finalement la parole, je la laisse parler sans l'interrompre - je sais que si je la coupe dans son élan maintenant, ce sera bien plus dévastateur que si je la laisse évacuer ce qu'elle a décidé d'avouer. A fréquenter des psy toute ma vie, on en apprend les ficelles du métier...

Son histoire est... grave flippante en fait. J'ai rien contre les araignées, mais l'idée de les voir grouiller dans une pièce où je serais enfermé n'a clairement rien de réjouissant non plus. Elle fait la brave, mais je vois bien qu'elle n'en mène pas large - et je me sens encore plus con si c'est possible, parce que c'est encore à cause de moi. Stoïque, je lui rends son regard, la cigarette coincée entre les lèvres - puis je la retire du bout des doigts pour souffler la fumée à l'opposé de là où est assise la jeune femme. Je sens bien qu'elle ne m'a pas tout dit, à commencer pourquoi elle était enfermée, et par qui, mais je n'ai pas l'intention d'insister, j'en ai appris assez pour maintenant. Je suis juste... content qu'elle ai fait le choix de me répondre - elle a raison, en fait... ça nous a remis sur un pied d'égalité. Dans le sens où elle n'a pas chuté dans mon estime pour se mettre à mon niveau, mais plutôt parce qu'au moins j'ai un tout petit peu moins l'impression d'être un monstre de foire à côté d'elle.

Elle aussi a ses propres démons... et ça ne l'empêche pas de vivre une vie parfaitement normale. Alors... au fond... peut-être que moi aussi... un jour...

- ... Bah si jamais vous en voyez une autre un jour, vous savez où me trouver, lâchais-je simplement en guise de conclusion.

Sur ce, je termine ma clope et j'écrase le mégot - il y en a tellement à côté de moi qu'ils forment un petit tas, que je rassemble et que je ramasse d'une seule main pour les mettre à la poubelle. Je me relève d'un geste fluide... ou pas, parce que mes côtes pas tout à fait guéries m'arrêtent en plein mouvement et m'arrache un grognement exaspéré alors que j'achève de me redresser - vivement que ça soit terminé... j'en ai marre d'avoir l'impression d'être un débris. Mes mégots dans une main, je tends la main à l'étudiante pour l'aider à se relever - elle a l'air frigorifiée... il est temps de rentrer.

- Bon... vous voulez finir de réparer mon bras ?... demandais-je maladroitement en attendant qu'elle prenne ma main pour se lever.

Heart's Mechanic - Saison 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant