Les tissus des jupons se froissaient délicieusement dans l'espace. Des éclats de voix, tourbillons de rires, envolées de notes. Une farandole de bruits et de sons gonflant grossièrement entre les murs, comme jaillissant du sol pour venir hanter les esprits perdus. Il faisait chaud. La chaleur des flammes venait se mêler à la moiteur des corps. Gras, dégoulinants de richesse. Sur les murs, or et pourpre s'alliaient en une harmonie parfaite, crachant au visage de qui les contemplait l'affolante opulence des lieux. Dehors, le ciel avait revêtu son manteau de nuit. Sombre. Mystérieux. Tel un ogre, il engloutissait les terres immenses du royaume de Troye dans un monde de ténèbres. Il ne restait que cette lueur, affreuse étincelle de splendeur, pour venir souiller la perfection obscure du soir.
Debout près du trône, le corps compressé dans un étouffant costume princier, Edouard contemplait avec une apparente consternation le spectacle de luxure qui s'étalait à ses pieds. Une foule, compacte, rutilante, une masse de ducs, de comtesses, de seigneurs et de bourgeois, empestant l'alcool et le parfum. Ils étaient tous là, leurs peaux luisant de graisse et de poudre, des sourires noircis par l'âge étalés sur leurs figures grotesque. L'éclat de leurs rires empestait la mauvaise foi. Derrière le pli potelé des visages et le fard effarant de leurs paroles, on décelait sans peine l'animosité et la rancœur qui animaient ces pauvres âmes tourmentées. Des êtres rendus cupides par le succès de leurs commerces, envieux sous le joug de la guerre, cruels face à l'évidence de leur déclin. Des créatures abandonnées aux affres terribles d'un monde qui se meurt, animés par le seul désir de prospérité et d'exubérance. Des individus répugnants et détestables. La preuve criante que le destin ne souriait qu'à ceux qui en ont les moyens, reléguant le rêve inaccessible des contes de fée aux naïfs et aux crédules.
Une grosse femme à la robe rouge gloussa bruyamment, tirant le jeune prince révolutionnaire de sa rêverie. Il fit couler son regard vers elle. Une mouche ridicule ornait le coin de ses lèvres tandis qu'un épais chignon terne s'élevait sur son crâne. À l'aide d'une de ses mains, elle portait à sa bouche une coupe de champagne, salissant les doigts de l'autre sur le sucre d'une épaisse pâtisserie. Lui faisant face, l'éclat affolant de ses bijoux miroitant avec outrage sous les lumières du lustre, une petite dame en jupons roses s'appliquait à l'écouter. Un sourire faussement enchanté occupait son visage. Cette vision effara le jeune homme qui détourna presque aussitôt les yeux. Tant de richesses. Tant de sourires. Qui aurait pu croire en voyant ceci qu'à quelques kilomètres de là à peine, des pauvres gens mourraient de faim sur les trottoirs pendant que d'autres délivraient leur dernier soupir dans le désordre terrible d'un champ de bataille. Qui aurait pu le croire ? Edouard se mordit les lèvres. Il étouffait.
La journée avait été horrible. Pas une seule seconde de liberté ne lui avait été accordée. Le prince, pourtant habitué aux recoins obscurs et glacés de sa solitude, avait été forcé à suivre un programme strict, constamment entouré par une armée de domestiques. Son père avait ordonné qu'on ne le quitte pas d'une semelle. La soirée de fiançailles avait lieu ce soir, et tout se devait d'être parfait. Lui compris. Aucun écart ne serait toléré.
En l'espace d'une journée, le palais s'était métamorphosé en une boule d'angoisse. Effervescence, désordre et chaos étaient devenus maitres en ces lieux. Les carrioles de produits et d'étoffes n'avaient cessé de s'accumuler dans la vaste cour, accompagnant le ballet étourdissant des jardiniers et arboristes dans les jardins. À l'intérieur, les cuisines bouillonnaient avec ferveur tandis que les interminables corridors du château s'étaient transformés en un nid grouillant de domestiques. Tout devait irradier avec fierté et rutiler de bonheur. Le palais rénové allait clamer la grandeur et la réussite du royaume de Troye. Ce soir, une alliance d'un jour nouveau naissait, et l'univers tout entier se devait d'être témoin de cette réussite.
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Un prince presque charmant
RomanceÉdouard est le prince du royaume de Troye. Un prince tout ce qu'il y a de plus banal. Beau, riche, pourri gâté... bref, banal. Enfin, a quelques détails près... car son père le déteste et son royaume court à sa perte. Mais tout va bien. Oui tout va...