Chapitre 33 : Une personne de confiance

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« Vous dites que vos soldats sont corrompus ?! »

Les yeux sombres de la jeune femme s'étaient écarquillés dans un frisson d'horreur. Baignant dans des eaux troubles, ses pupilles semblaient contempler le diable en personne. Dégoutant. Terrifiant. Le corps constellé de cloques et de plaies. Face à elle, étriqué dans son costume trop blanc, Édouard se tortillait sur son siège, visiblement mal-à-l'aise. Il en avait peut-être légèrement trop dit. Et léger était un euphémisme. Il en avait trop dit. Le retour en arrière se montrait à présent impossible. Jamais les mots ne retourneraient se loger dans sa gorge, jamais ils ne quitteraient la mémoire affutée de la princesse, jamais ils ne s'effaceraient de ce récit douloureux. Ils avaient été dits. Plus rien n'était à faire.

Traversant avec une majesté innée la paroi parfaitement lisse de l'immense vitrail, les rayons de ce doux après-midi printanier venaient faire scintiller les tresses brunes d'Éléonore. Tels des filaments d'or et de bronze, ils semblaient s'entrelacer en mille et une boucles célestes venues s'échouer sur ses épaules nues. L'air de la bibliothèque était frais. Pur. Pourtant Édouard avait le sentiment atroce d'étouffer.

Après les remontrances de la vieille, après avoir cru mourir dans le regard trop bleu d'Adrien, après avoir acquis la certitude inébranlable que ce dernier se trouvait dorénavant en sécurité, le jeune héritier s'était muré dans un état d'accalmie qu'on ne lui connaissait pas. Plus rien ne semblait avoir d'importance à ses yeux. Plus rien ne venait porter le moindre crédit dans son esprit. Son royaume ? Foutaise. Le mariage ? Mascarade. La guerre ? Ineptie. Adrien ? En vie.

En vie. En vie. Envie.

La scène avait plus d'une fois tourné dans les limbes agités de son cerveau. Il le revoyait, là, debout derrière lui, son regard si pur posé sur son dos, une lueur de réconfort protectrice gravée dans sa rétine. Ce n'était plus cette haine terrible que le garçon lui avait si durement crachée à la figure. Ni même ces effluves affreuses et cruelles de colère. Non. Il y avait décelé autre chose. Quelque chose de tellement plus fort. Plus beau. Quelque chose qui éveillait en lui une flamme nouvelle. Un soupçon de... courage ?

Et puis il revoyait ces chaines. La surface lourde et grossière du métal, meurtrissant la peau délicate du garçon. Il revoyait son père. Les soldats. Leur poigne brutale sur ses épaules trop fragile. Relents de colère. Un grondement sourd dans sa poitrine. Comme une nappe d'acide qui bouillonnait dans son ventre pour aller bruler sa gorge et déchainer ses furies dans son esprit. Le roi avait osé porter la main sur Adrien. Jamais un seul de ces gestes, ni une seule de ces paroles, aussi fourbe et vile soit-elle, n'avait suscité tant de haine. Tant de peur. Édouard avait cru voir son monde s'effondrer. Son tout petit monde, forgé dans la niche rassurante et protectrice de ces iris au couleur des cieux.

À présent, les furies s'en étaient allées. Il n'y avait plus rien. Il n'y avait plus que lui, seul, enfermé avec sa conscience. Sa terrible conscience. Il ne savait que faire. Il n'avait plus rien envie de faire d'ailleurs. Ce soupçon si léger de bien être qui flottait dans le creux de sa poitrine lui paraissait fragile. Trop fragile. À chaque seconde qui s'écoulait, il menaçait de s'écrouler, de disparaitre dans un déchainement nouveau et imprévisible de malheurs. Le jeune prince voulait revoir Adrien, mais il craignait que l'image de douceur qui baignait son esprit ne s'efface. Il souhaitait connaitre la vérité sur le passé étrange de son royaume, mais le profil lugubre d'un énième soufflet le paralysait. Il aurait tant souhaité aider ce peuple mourant, mais le regard assassin de son paternel crevait toute trace de bravoure naissante. Alors il restait là, impuissant, fataliste.

Cependant le destin, là encore, en avait décidé autrement. Et ce destin avait aujourd'hui pris l'apparence charmante d'une jeune princesse. Une princesse sans doute un peu trop curieuse au regard du sévère protocole de la cour. Mais cette princesse n'avait que faire du protocole. Devinant les tourments qui s'agitaient derrière le masque figé de son soupirant, toujours intriguée par les paroles prononcées la veille, elle n'avait pas attendue la décennie prochaine pour l'inonder de trop nombreuses questions. Édouard, éprouvé par sa propre lutte, n'avait pas résisté longtemps. Et puis... il avait besoin de parler. De déverser le flot de paroles qui grouillait depuis trop longtemps derrière ses lèvres. Il voulait, rien qu'une fois, avoir le sentiment d'être écouté. Et surtout d'être cru. Alors il lui avait raconté, les soldats, l'auberge, son père, la dispute. Tout. Omettant peut-être quelques détails, des détails aux yeux bleus. Il avait tout dit. Livre ouvert. Mensonges cachés. Mais maintenant, face au regard horrifié de la jeune femme, il lui semblait que parler n'avait peut-être été pas la meilleure de ses idées.

Un prince presque charmantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant