Chapitre 53 : L'Ours de Remany

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Sa botte tremblait nerveusement sur le sol. Quelques morceaux de terre venaient souiller les dalles blanches de la grande bibliothèque. Le jeune homme s'était pourtant appliqué à les brosser pendant de longues heures. Mais rien n'y faisait. La souillure du travail avait marqué le cuir telle une cicatrice aux épaisses boursouflures. L'horloge indiquait deux heures moins trois. Plus que trois minutes. Infimes, ridicules et pourtant fatidiques minutes. Cela faisait un bon quart d'heure qu'Édouard patientait à sa table. Il avait ouvert un livre devant lui, afin de feindre une studieuse occupation, mais ni le titre ni l'attrait sombre des mots n'étaient parvenus à calmer l'angoisse qui le saisissait. L'attente était atroce. Désirée, il en espérait le terme sans être certain de vraiment le vouloir. Il redoutait ce qu'il surviendrait ensuite. Et si Éléonore l'avait trahi ? Et s'il s'était trompé, sur toute la ligne ? Cela serait loin d'être une première, mais ce coup-ci, il n'était plus le seul impliqué dans sa galère. Il y avait Adrien, Célestin, et tous ces autres qui lui faisaient confiance sans avoir idée de ce que cela impliquait en réalité. Il avait peur pour eux. Peur pour ces êtres qui ne se doutaient de rien.

Les trois jours s'étaient écoulés dans une atroce lenteur. Édouard n'était pas parvenu à songer à autre chose qu'à ce crucial rendez-vous. Il ne saurait que faire si ce dernier ne lui apportait pas les réponses et les outils nécessaires au bon déroulement de son plan boiteux. Tout en épluchant les carottes, art dont il était devenu maître, et en tenant compagnie à Gros Lard dans sa grange, il avait tourné et retourné son précieux stratagème. Pour la première fois dans sa pitoyable existence, il devrait se faire entièrement confiance. Il serait seul, responsable pour les autres de ses actes et de ses paroles. Cette simple pensée lui torturait l'esprit.

À l'aide de missives aux codes ridicules et grâce à l'intermédiaire de Célestin, le jeune fugitif était parvenu à entretenir une communication avec Adrien sans qu'il ne soit contraint à le rencontrer physiquement. Krista et les deux autres frères avaient été involontairement mêlés à l'affaire. Leur stratagème semblait payer. On ne rôdait plus autour de la chaumière familiale, et le noiraud avait pu retourner vaquer à ses occupations de jeune alchimiste, notamment auprès de Randalf.

Leur relation épistolaire avait néanmoins permis l'élaboration d'un plan plus étoffé sur la manière dont Édouard allait rencontrer la princesse. Si le jeune noble lui faisait confiance, Célestin et Adrien l'avaient tout de même prié de redoubler de vigilance. Elle l'avait trompé une fois, elle pouvait parfaitement le refaire. Et cette fois-ci, d'autres payeraient pour ses erreurs. Ainsi, sous les conseils avisés d'un ancien garçon d'écurie et la mauvaise foi d'un fermier grognon, Édouard avait laissé de côté sa naïveté de prince pour assurer les arrières de ses congénères. Et l'idée qu'il avait trouvée lui paraissait plutôt admirable.

L'horloge sonna deux heure. Édouard sursauta sur sa chaise. L'heure fatidique avait sonné. Il était temps. Son regard se braqua en direction de la grande porte. Cette dernière allait s'ouvrir d'un instant à l'autre. Du moins, il l'espérait.

La bibliothèque n'était pas bondée de monde à cette heure-ci de la journée. C'était l'heure de la sieste. Le repos qui suivait une digestion méritée. Cette absence de populace jouait en la faveur du fugitif. Moins il y avait d'individus en ces murs, moins il y avait de risque qu'on le démasque. Car cet endroit abritait le gratin du royaume. Le bas peuple, comme certains se plaisaient à le nommer, n'avait ni le temps ni les moyens de se perdre dans ces rayonnages de connaissances.

Deux heure et une minute. Toujours rien. Édouard souffla nerveusement sur une mèche de cheveux qui lui irritait les yeux. L'œuvre de Célestin. En effet, pour ne pas courir le risque d'être reconnu, ce dernier s'était appliqué à lui façonner un costume sur mesure. Un accoutrement spécial dont les attraits lui permettraient de se promener en ville et d'entrer dans une bibliothèque sans complètement passer pour un ouvrier s'étant trompé de trou de mine. Ainsi, il avait lissé ses boucles sauvages au fer, brulant une ou deux mèches au passage, avait façonné des lunettes aux branches tordues qui retombaient sur le nez, collé quelques poils de porc sur son menton pour simuler un bouc ridicule, et l'avait revêtu de son complet de cérémonie, deux fois trop grand pour le pauvre bougre. Paré de cette manière, l'ancien fils de roi avait l'air d'un parfait imbécile. La vieille bibliothécaire l'avait considéré avec de grands yeux dégoutés derrières ses verres immenses. Un imbécile qui avait toutefois le mérite de ne pas ressembler à un prince. C'était toujours cela de gagné.

Un prince presque charmantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant