Chapitre 58 : Ridicule

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Le plus infime de ses gestes résonnait dans l'espace comme un bruit de casseroles enragées. Un tintamarre du diable qui privait ses mouvement de la plus misérable des discrétions. L'amure lui pesait sur le dos. Cet instrument de torture en particulier, amas de métal que l'on avait osé appeler casque, qui lui broyait littéralement le crâne. Son champ de vision s'en était trouvé particulièrement limité. Il avait la sensation d'être un animal que l'on guidait aux abattoirs. Une bête chargée d'un fardeau qui n'était pas le sien. Il détestait ce sentiment, il détestait cette carapace de fer. Prince qu'il avait été, fuyard qu'il endossait, jamais il n'avait songé à revêtir un tel accoutrement. Jamais il n'avait songé d'ailleurs que cela puisse être si lourd. Il étouffait.

Devant lui, le pas claudiquant et l'allure incertaine, Adrien progressait laborieusement. Son corps avait entièrement disparu dans les entrailles du monstre d'acier. Lui, si maigre, si frêle, avalé tout rond par cette bête aux allures de la guerre. Pourtant il ne s'en était pas plain. Non. Il n'avait rien dit. Cette cuirasse abominable devait à coups sûrs lui broyer les épaules, mais il ne disait mot. Qu'aurait-il pu dire de toute manière ? Édouard baissa la tête, continuant à avancer. Il ne voulait songer à la douleur du noiraud. Il ne voulait songer à ce que le garçon pouvait endurer, ni même aux idées terribles qui devaient le traverser. Car cela lui déchirait le cœur, alourdissant un peu plus son inconfortable peine.

Faisant sonner leur marche de fer sur les dalles blanches et noires du palais, les deux apprentis soldats suivaient bon grés mal gré la silhouette de Célia. Cette dernière, les bras chargés d'un imposant colis, avançait avec une surprenante fluidité à travers le labyrinthe de corridors. Partout autour d'eux, les domestiques s'affairaient. Comme au premier jour, les plats, les fleurs, les meubles et les balais s'activaient ici et là, dans les moindres recoins, sur les plus infimes carreaux. Tout se devait d'être parfait. Comme au premier jour. Sauf que cette fois-ci, ce n'étaient plus les grandes bannières bleues et rouges de Troye qui s'étalaient le longs des murs, mais celles vertes et jaunes de Remany. L'ours au profil ombragé avait dévoré le royaume de l'aigle.

Personne ne semblait prêter attention à ces deux soldats maladroits et à leur guide empressée. Par moments peut-être, une femme de chambre adressait à Célia un bref mais amical mouvement de tête avant de s'en retourner tout aussi vite à sa besogne. Cela était bien tout. En ces temps de tourments, en ces jours où se mêlaient constamment allégresse et angoisse, la présence de deux militaires aux écussons bazardés n'intriguait plus personne. Ils pénétrèrent dans l'aile est. Les appartements du roi. Édouard fut pris d'un étrange mal-être.

Malgré de trop longues années passées à arpenter ce glacial palais, jamais le jeune prince n'avait eu le droit ni le courage de s'aventurer trop profondément dans cette partie secrète et terrible de la royale demeure. Le roi ne tolérait pas sa présence en ces lieux. À de rares occasion on lui avait accordé l'incroyable honneur de fréquenter son bureau, pour le meilleur même si bien souvent pour le pire, mais cela n'allait pas plus loin. Avoir la liberté de marcher ici, pouvoir traverser ces pièces interdites, observer ces meubles secrets et contempler la pauvreté riche de ces lieux le fascinait tout autant que cela le troublait. Il se trouvait dans le même château, dans la même demeure, au cœur des mêmes appartements et pourtant... tout était tellement différent.

Un éclat de voix agrippa brusquement son attention. Une voix sèche et hautaine. Une voix qui grimpait légèrement dans les hauteurs du nez mais qui en restait pour autant parfaitement lourde et grave. Une terrible voix. Il tourna la tête. Son sang se figea. Une porte était entrouverte. Infime filon de lumière, lambeau d'un tableau affreux. Il était là. Cet homme. Ce monstre. Cette odieuse créature. Harry. Sa chevelure atrocement blonde éclairée par un halo de soleil. Son sourire misérable. Sa mâchoire trop dure. Harry. Juste là. De l'autre côté de cette porte. Il parlait. À qui ? Pour quoi ? Édouard n'en avait que faire. Il ne voyait que lui. Que cet homme. Et il avait une soudaine envie de l'écraser dans le creux de son armure de fer. De le broyer entre ses mains d'acier. Juste là. D'un coup. Comme cela. Mais il n'en fit rien. Non. Rien du tout. Célia pressa le pas. Il suivit.

Un prince presque charmantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant