Chapitre 34 : Le Cabaret du Tonneau Rouge

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Appuyant son bras contre la surface râpeuse du bois, Adrien fit grincer la lourde porte du cabaret, libérant au dehors de longues et odorantes effluves poisseuses. Édouard fronça le nez. Le charivari étourdissant d'un luth usé et d'une bombarde enrouée se déversa dans le creux de ses oreilles, emplissant son corps d'une cadence insensée. Chacun de ses muscles semblaient réagir au son entêtant des instruments, pulsant honteusement contre la paroi de sa chair. Une mélodie telle qu'il n'en avait jamais entendue. Sauvage, délirante... arrosée.

Pas le moins du monde touché par la magie burlesque de cette frénétique symphonie, Adrien s'engouffra dans l'espace sombre et moite du cabaret. Sa silhouette manqua de disparaitre dans la masse opaque qui se mouvait dans l'habitacle, incitant expressément le jeune prince à le suivre. Si la musique l'intriguait, il n'en allait pas de même pour le reste du décor. Sous aucun prétexte il ne pouvait se permettre de perdre le noiraud. Aucun.

L'humeur était tiède, suintante de sueur et d'alcool. Des bruits, des cris, des rires, un bourdonnement incessant et bouillonnant qui prit bien vite le pas sur la douce rumeur musicale. Partout, des silhouettes difformes se découpaient dans l'obscurité. Tantôt épaisses et gigantesque, tantôt frêles et rachitiques. Par instants, la chaleur des flambeaux illuminait quelques visages affreux, déchirés par les affres déroutantes de l'ivresse. Une cicatrice, un nez empâté, des plaies gâtées, une incisive moisie. Édouard détournait le regard, horrifié. La semelle de ses bottes s'entichait des dalles poisseuses. Le sol tout entier semblait baigner dans une mer épaisse et visqueuse, engloutissant corps et boissons. L'odeur en devenait étouffante. Le prince plissa les yeux. Sans crier gare, une épaule vint brutalement heurter sa mâchoire, le faisant divaguer de quelques pas. Sa tête tournait. Une masse grasse et humide vint cogner son épaule. Ses pieds se perdirent dans une direction nouvelle. La musique se fit plus forte. Les rires plus entêtant. Édouard releva la tête. Il étouffa un grognement. Adrien avait disparu.

Un temps. Un millième de seconde. La panique sembla l'envahir. S'engouffrer en lui par les plus étroits interstices. Il se mordit les lèvres, serrant le poing. Non. Il ne pouvait pas paniquer. Pas maintenant. Plus jamais. Évitant un coup de coude assassin, Édouard s'engouffra dans une piste supposée exacte. Adrien était parti par-là, vers le fond de la pièce, il en était certain. Le jeune noble progressa de quelques pas, le cou dressé, balayant du regard l'espace sombre. Non loin de lui, enroulées autour de poutres, leurs talons claquant sur le bois fragile des tonneaux, des femmes aux robes courtes et aux épaules dénudées se trémoussaient grossièrement. Leurs peaux imbibées de sueur luisaient sous le feu des torches. Sulfureuses, langoureuses, aux visages dévorés par des ombres. Choqué autant que surpris par l'indécence de ce spectacle, le jeune noble prince baissa honteusement les yeux. La chaleur commençait à se faire plus oppressante. Une main agrippa son bras.

- Hey amigo, je sais que ces filles sont douées mais tout de même, je risque de me vexer si tu me fausse compagnie pour leurs jolis yeux.

Édouard tourna aussitôt la tête. Cette voix, ce sourire, l'éclat si somptueux de ces pupilles. Il les retrouvait enfin. La tension qui agitaient ses muscles s'apaisa. Les battements enragés de son cœur se calmèrent. Doucement. Il se laissa un instant gagner par cette quiétude doucement retrouvée, avant de brusquement reprendre contact avec la planète terre. Il jeta au garçon un regard horrifié.

- Que ? bafouilla-t-il maladroitement en saisissant le sens des paroles qui venaient de lui être prononcées. Mais, je... Mais non pas du tout !

Un rire moqueur s'échappa des lèvres du noiraud. Secouant la tête, il jeta un regard amusé au jeune prince avant de pivoter sur lui-même, ses longs doigts toujours agrippés au poignet de ce dernier.

- Je ne te pensais pas si débauché Ed, ironisa-t-il en ricanant. Aller, suis-moi donc monsieur le cavaleur, et ne me lâche pas cette fois-ci !

Un prince presque charmantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant