Chapitre 55 : Dernier Atout

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Le feu crépitait dans l'antre étroit du foyer. Ses flammes bouillonnantes éclairaient les briques couvertes de suie, léchant les murs sales de la triste demeure. L'air était sec, empli de cette poussière si propre aux vieilles masures. Les trois adultes étaient assis en silence autour d'une lourde table de bois. Une bouteille en terre cuite emplie d'un liquide rougeâtre et odorant trônait en son centre. Pas un murmure ne venait perturber la danse ronronnante de l'âtre. Tous gardaient les lèvres closes, le regard rivé vers le vide de leurs mains. Silencieux. Au dehors, le soleil avait depuis longtemps disparu derrière la ligne de l'horizon.

Krista s'était endormie dans le lit de paille. Poing fermés, bouche légèrement entrouverte, le pli soucieux de ses sourcils semblait traduire un sommeil perturbé. Non pas agité. Mais dérangé. Le récit de sa mère avait ébranlé ses repères d'enfant. L'histoire de cette femme qu'elle ignorait, de cette vie dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence, avait remué en elle d'étranges démons. Après les souffrances de son frère, c'était celles crues et terribles de sa mère qui s'affichaient devant elle. Comme le tableau d'un destin qui se devait affreux et implacable. Le spectre d'une existence à jamais privée de la douceur de ses rêves d'enfant. Et puis il y avait cette autre chose aussi. Cette nouveauté dérangeante. Le titre de son frère. Fils de roi. Prince d'un royaume. Ou presque. Elle n'était pas certaine d'avoir tout à fait compris cette curieuse différence. Adrien, ce garçon qu'elle avait toujours connu, ce grand frère qui l'avait toujours protégée et aimée, cet homme brusquement devenu différent. Étranger. Il n'était plus comme elle. Il ne le serait plus jamais. Voilà les troubles qui agitaient à présent les songes de cette fillette. Des songes qui auraient dû se teinter de bonheur, et qui avaient été souillés par l'horreur.

Adrien contemplait silencieux le visage assoupi de sa jeune sœur. Des boucles blondes et sauvages parsemaient le front rose et grassouillet de l'endormie. Son cœur eut un pincement étrange. Il n'avait plus de forces. Toutes ses révélations l'avaient abasourdi, détruit. Il ne savait que penser. Il n'avait rien su dire. Balayé par la bourrasque de ces paroles sans fin, il avait accusé chacun de ces coups en silence, bouche close, regard perdu dans un néant accablé. Mais que pouvait-il dire ? Que pouvait-il faire ? Rien. Il n'en savait rien.

Il était le fils d'un roi. Il était l'héritier d'un royaume. Il en portait la marque, le signe. Il en portait même le nom. Lui, enfant premier né du seigneur de Remany, descendant direct d'une longue lignée de roi. Il était Adrien. Adrien de Gaspier. Il avait enfin un père. Cela lui semblait incroyable. Incroyable tout autant qu'abominable. Car jamais, ô grand jamais, il n'avait voulu d'une telle figure paternelle.

L'homme qui lui avait donné le jour était le même homme qui menaçait ceux de celui qu'il aimait. Le même homme qui siégeait à présent sur le trône de son royaume. À quelques mètres de lui, par-delà l'épaisse forêt, juste derrière les murailles. Cet homme qui avait abandonné sa mère à son triste sort. Cet homme qu'il avait rêvé, fantasmé, espéré. L'homme qu'Édouard souhaitait convaincre de changer son destin. Le roi terrible qui tenait entre ses mains les rênes de l'avenir d'un royaume entier. Son père. Ulrich. La tête commençait à lui tourner.

Alors que cette révélation aurait dû être source de joie et d'extase, elle s'était révélée plus terrible que le lourd poids des secrets qui enrobaient jusqu'alors son existence. Maria avait terminé son récit funeste puis s'était murée dans un silence de mort, regard rivé vers le sol, comme pour enterrer une fois encore les démons du passé. Le spectre de Laura et la menace d'Azelaïs semblaient l'envelopper de toutes leurs horreurs. Cette mère qu'il avait tant aimée, tant chérie, s'était brusquement recroquevillée dans un mutisme coupable, gonflé de reproches et de misère. Elle n'était plus une femme douce et pleine de vie, non, elle était devenue une pauvre créature, cruelle, cupide, assoiffée d'extases et de grandeur. Un être faible et fragile aux ailes brulées par les sommets. Voilà ce qu'elle était, une simple femme, faible, affreuses, hideuse... comme toutes les autres avant elle. Juste une femme. Ce nouveau visage le dégoutait

Un prince presque charmantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant