Chapitre 52 : Un monde empestant la vie

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Les carottes tressautaient dans les lourdes caisses de bois. S'excitant au rythme des différentes crevasses qui ponctuaient la route, le chariot progressait toutefois avec détermination. Devant lui, surplombant l'épaisse forêt, les tours du château s'élevaient majestueusement au-devant d'une voute d'un bleu céleste. Il faisait frais pour une matinée de printemps. Un vent légèrement humide soufflait sur des habitants encore endormis. Il faisait frais mais il faisait beau. Incroyablement beau. Pas un nuage ne venait souiller l'azur si pur des cieux. Un soleil aux rayons plus éclatant qu'une perle d'or tentait vainement de réchauffer l'air par sa douceur appréciée. Terré dans la charrette, agenouillé entre d'épais tonneaux, une capuche fermement rabattue sur sa tête, Édouard guettait le paysage à travers les trous de la toile qui surplombait l'illégale cargaison. Son cœur battait à toute allure dans sa poitrine. Il décelait les murs de son ancienne prison. Voilà. Il arrivait devant la gueule du monstre.

Célestin avait eu toutes les peines du monde à convaincre son incommode paternel d'emmener avec eux leur nouveau locataire lors de l'une de ses livraisons au palais. Ce dernier ne comprenait pas la nécessité de s'encombrer de trois passeurs, quand un seul faisait amplement l'affaire. Mais son barbu de fils s'était montré autrement plus insistant, et l'homme avait fini par céder. Non sans répercussions pour le dit fils. Ses corvées de ménages avaient été doublées, sans parler de l'entretien de la grange. Travail colossal, au regard des êtres qui peuplaient ce lieu, maintenant importunés par un ancien fils de roi. Édouard, mesurant le poids du sacrifice du jeune fermier, ne savait comment manifester sa reconnaissance. Touché par son dévouement, il s'était activé du mieux qu'il le pouvait afin d'aider le malheureux benjamin dans ses tâches toujours plus éprouvantes.

Pendant les trois jours qui l'avaient séparé de la livraison hebdomadaire, Édouard avait logé à la ferme. Adrien de son côté s'en était retourné chez lui, en sécurité, loin de la menace que le fugitif pouvait représenter. Épargné par toutes formes de relations que les trois fermiers et leur père auraient ou entretenir avec la famille du noiraud, le jeune noble se sentait ici en sécurité. Il se sentait bien, tout simplement. Pour la première fois de son existence, il évoluait loin des florilèges et artifices de la cours, et cette perspective l'enchantait bien plus qu'il ne l'aurait cru. En deux jours, il lui semblait en avoir appris d'avantage sur son royaume et ses habitants qu'en dix-huit ans d'existence pathétique. Le fonctionnement d'une ferme, les préoccupations des paysans, leurs joies simples, leurs souffrances démesurées, la crainte d'une famine, l'angoisse de la maladie. Tout autant de soucis qui n'avaient jusqu'alors jamais effleurés la conscience du prince qu'il avait été. C'était le monde entier, dans son horreur et sa grandiose réalité, qui s'ouvrait à lui, sous les traits disgracieux d'une ferme et de ses locataires. Édouard ne savait plus s'il devait haïr son cousin pour la peine qu'il lui avait causée, ou le remercier pour ce cadeau de connaissances inespérées.

Ces trois jours avaient également vu se dégrader l'état du royaume. Le coup d'état perpétré par Harry avait réveillé la colère d'un peuple qui se mourrait. La guerre avait cessée brutalement, ramenant en ville et dans les campagnes des soldats livrés à eux-mêmes, parfaitement affamés. Partout, l'on racontait la multiplications menaçante des pillages, la fréquence excessive des attaques et le spectre grandissant d'une terrible famine. Les habitants grondaient de faim et d'agacement dans les bas quartiers de la ville. Le patriarche en faisait d'ailleurs un rapport détaillé chaque soir en rentrant des marchés auxquels il se rendait. Il craignait pour sa ferme et ses bêtes. Il craignait pour ses fils surtout. Eux non plus n'étaient à l'abris de rien. Le pauvre noble avait pâti de cette peur, une peur qu'il n'avait jamais redouté jusqu'alors. Cette expérience nouvelle n'avait fait que le décourager d'avantage. Loin d'avoir ramené la paix tant désirée, son irascible cousin n'avait fait qu'irriter le courroux d'une nouvelle guerre. Bien plus cruelle et incontrôlable que la précédente.

Un prince presque charmantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant