Chapitre 12 : Une tunique

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Le front collé au carreau de sa fenêtre, Edouard observait les allées et venues des domestiques dans la cour. Son souffle chaud venait s'écraser contre la paroi de verre, la couvrant d'une fine buée. Son regard était vide, morne. Le jour commençait tout doucement à décliner.

            Il ferma les yeux. Un soupir épuisé s'échappa de ces lèvres. Cette journée avait été longue, et dure. Tous ces flots et reflux de bienséance et de bonnes manières l'avaient découragé. Il faut dire qu'il avait passé la plus grande partie de son temps silencieux, mains jointes et yeux grands ouverts. Certes, il avait pu satisfaire sa vue par les innombrables choses et merveilles qu'il avait découvert, mais le regard sévère de son père n'avait cessé de lui rappeler sa misérable existence. Tout cela ne changeait pas vraiment de d'habitude en somme. Les trois heures d'opéra avaient d'ailleurs fini de l'achever. Non qu'il n'aimât pas la musique, bien au contraire, il adorait écouter et jouer de cet art divin, mais il n'avait pas pu supporter la voix criarde et nasillarde de cet horrible homme chêne qui avait désespérément occupé la scène du début à la fin de la pièce. La reine en avait eu la larme à l'œil. Il en avait eu la nausée.

            Derrière lui, soigneusement pliée sur les draps de soie, la tunique parfaitement propre et raccommodée d'Adrien avait été disposée sur son lit. Edouard l'avait découverte ainsi à son retour, trônant au milieu des étoffes princières. La simplicité du vêtement contrastait merveilleusement avec la richesse affolante du décor. Le jeune homme l'en avait trouvée que plus lumineuse, comme si elle l'attendait. Revigoré par ce sentiment inconnu, il s'était précipité dessus, caressant du bout de ses doigts le tissu encore rugueux. Il avait voulu savourer une nouvelle fois cette sensation si étrange et pourtant si agréable qui l'avait animé ce matin. Mais la déception n'avait pas tardé à le rattraper. L'odeur n'était plus là. Ce parfum si envoutant qui occupait ses souvenirs s'était teint, chassé par une épouvantable odeur de lavande.

            Un char en toile tiré par deux imposants bœufs avait fait son entrée dans la cour du palais. Une dizaine d'individus, tous vêtus de larges tuniques blanches, se précipitèrent à sa rencontre. Un homme barbu et imposant menait le convoi. Il s'arrêta à leur hauteur. D'un geste nonchalant, il retira son couvre-chef en toile et passa une main épuisée sur son front brillant et gras. Sitôt le chariot stabilisé, la multitude d'hommes en blanc se hissèrent à l'intérieur et en descendirent de lourdes caisses ainsi que d'énormes tonneaux. Avançant d'un pas rapide et légèrement boiteux, un petit personnage en redingote violette se fraya un passage permis la foule. L'intendant du château. Il contourna quelques domestiques pour se pencher vers le barbu, à présent occupé à hydrater ses bêtes.  

            Edouard observait la scène avec un léger sourire. C'était le convoi de victuailles. Il en venait habituellement un toutes les semaines, mais celui-là devait être le troisième depuis lundi. Et il y en avait toujours plus. Cela étonnait le jeune prince. Certes le château ne recevait pas souvent des invités mais tout de même, trois bouches en plus n'expliquaient pas cette quantité astronomique d'aliments. Ou peut-être que cela servait également à nourrir les domestiques... Il en doutait. Les seuls autorisés à se servir dans le garde-manger royal étaient les cuisiniers. Soupirant, il appuya son coude sur le rebord de la fenêtre pour venir loger sa tête dans le creux de sa main. Épuisé pour avoir passé une journée dans un carrosse, il était décidément terriblement pathétique. Il mordilla distraitement sa lèvre inférieure. Son regard se reposa sur le convoi de nourriture. Pourquoi n'avaient-ils pas visité l'exploitation de cet homme, qui nourrissait le palais depuis des décennies, plutôt que d'aller d'assister à un opéra moisi ? La visite n'en n'irait été que plus logique, et plus belle. Et puis, il aurait bien aimé voir d'où venait toutes ces choses si délicieuses qui le nourrissaient chaque jour. Assurément, le spectacle aurait été aussi ravissant que les plaines couvertes de vignes. Enfin, il fallait croire que son père préférait le théâtre et la musique...

Un prince presque charmantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant