Chapitre 1.

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Quand c'est arrivé, Shōyō était en train de jouer avec d'autres petits, sur le parking derrière Waitrose, le supermarché. Tout occupés à déployer une folle armada de figurines sur le bitume, les enfants n'avaient rien senti venir. Bien sûr, ils n'étaient pas supposés se trouver là, dehors, sans surveillance, mais il faisait un temps magnifique et ils supportaient mal de devoir rester enfermés. Hinata n'était pas le plus jeune. En revanche, c'était le plus petit.
D'ailleurs, c'est probablement à cause de sa taille que les adultes l'avaient visé, lui en particulier. C'était toujours comme ça : ils choisissaient les plus petits, les plus maigres, les plus vulnérables. Profitant de la panique générale, les autres mioches avaient réussi à se réfugier à l'intérieur. Pas Shōyō, qui s'était retrouvé acculé dans un coin du parking par une meute d'adulte.

Ils étaient arrivés par le mur d'enceinte, emmenés par une grosse daronne. Dans une autre vie, son survêtement avait dû être rose, mais il était devenu si crasseux et taché qu'il ressemblait surtout à un sac poubelle. Son tronc imposant, flasque et bouffi, semblait posé sur deux cannes maigrelettes ; elle avançait le dos voûté, à une allure étonnement rapide, les bras ouverts comme les pinces d'un scorpion fondant sur sa proie. Ses longs cheveux blonds lui battaient la nuque telles des queues de rats. Son visage n'exprimait rien sinon une bêtise butée qu'accentuait encore sa bouche haletante grande ouverte.

Trop terrifié pour pouvoir seulement appeler à l'aide, Hinata n'avait pas poussé un cri au moment de l'attaque. Les adultes ne faisant pas de bruits non plus, la scène entière s'était déroulée dans un sinistre silence. La grosse s'était mise en travers du chemin, bloquant tout accès aux portes, tandis que deux de ses compagnons le prenaient en tenaille. Une sorte de danse macabre s'était alors engagée, Hinata feintant ses assaillants durant quelques secondes, tout en sachant que ses efforts étaient vains et qu'ils finiraient par l'avoir. Le temps que les secours s'organisent et tentent une sortie, les adultes avaient franchi le mur dans l'autre sens. Ils emmenaient Shōyō avec eux, dans un grand sac.

Une phalange de grands avec Yukie à sa tête s'était alors rapidement déployée sur le parking. En dépit de leurs lances, de leurs barres de fer et de leurs pierres, ils avançaient prudemment, ignorant à quoi s'attendre.

- On arrive trop tard, pesta Suguru en balayant du regard le parking désert. Ils l'ont eu.

- F'chier, maugréa un gamin a la tignasse rasé nommé Ryûnosuke. Je l'aimais bien. Il me faisait rire.

- C'est la deuxième attaque en une semaine, déplora Yukie d'un air sombre. C'est quoi, ce délire ? Soit on est cernés, soit ils s'enhardissent de jour en jour.

Tanaka cracha par terre.

- Hardis, mon c... S'ils étaient encore là, je leurs montrerais ce que c'est d'être hardi. En leur écrabouillant leurs sales faces de carnaval, oui ! Ça ferait pas un pli. S'ils croient que j'ai peur... J'ai peur de rien, moi !

- Mais pourquoi ces attaques à répétition ? Poursuivit Yukie.

- Z'ont faim, voilà tout, repondit Tanaka.

- On a tous faim, ajouta Daishō.

- On aurait dû être là, gémit Yukie. On aurait dû les surveiller.

- On ne peut pas être partout, répliqua Suguru avec assurance. Je te rappelle qu'on est en sous-effectif, vu que Daichi est en maraude avec les autres pour nous trouver de quoi manger. Notre taf a nous, c'est de faire le guet depuis le toit. Jamais les petits n'auraient dû être dehors. Point barre. Personne ne doit sortir. On est tous supposés rester à l'intérieur.

- On ne peut quand même pas rester enfermés à longueur de temps, rétorqua Ryûnosuke. On deviendrait tous mabouls.

- À l'intérieur, c'est bien, trancha Suguru.

- Tu dis ça parce que t'as les boules de sortir, railla Tanaka.

- Pas du tout. Pas plus que toi, en tout cas.

- Moi j'ai peur de rien, affirma Tanaka.

- Alors c'est que t'as rien dans le crâne, fit valoir Daishō.

- T'y es pas. Le truc, avec les adultes, c'est qu'y en a des balèzes, des qui courent vite et des qui sont rusés. Mais les balèzes sont lents et ceux qui courent vite sont stupides ; quant à ceux qui sont malins, ce sont des mauviettes.

- Va dire ça à Hinata et à tout ceux qu'on a perdus, riposta Yukie avec colère.

- Moi, en tout cas, y m'auront pas, pérora Tanaka.

- Quoi ? S'exclama Suguru. Je rêve ou t'es en train d'insinuer que c'est leur faute s'ils se sont fait choper ?

- T'as tout compris.

- Arrêtez, vous deux ! Tonna Yukie, avant d'ajouter d'une voix amère : Ça ne peut plus durer. Sinon, bientôt, on sera tous morts. J'en peux plus.

Elle laissa tomber sa lance et s'assit par terre, la tête entre les mains.
Tout était sa faute. Et cette culpabilité l'obsédait. Tout était entièrement sa faute.

Quand Daichi n'était pas là, c'était elle qui le remplaçait. Elle ne se rappelait pas quand ça avait été décidé, mais c'était comme ça : Sawamura était le chef et elle son bras droit. Ça avait dû arriver il y avait longtemps, quand les enfants étaient tous trop terrorisés et trop perdus pour faire quoi que ce soit par eux-mêmes. Daichi et Yukie avaient naturellement pris les rênes du groupe, distribué les tâches, galvanisé les troupes. Daichi était un type bien, calme et intelligent. Pas une seule fois elle ne l'avait vu perdre son sang froid ou cédé à la panique depuis que le fléau s'était abattu sur le pays. Avant, il était capitaine de l'équipe de Volley-ball du Lycée Karasuno. Rien ne semblait pouvoir l'ébranler.

Tous deux avaient spontanément joint leurs forces, formé une équipe, Yukie ajoutant ses talents d'organisatrice à l'autorité naturelle de Daichi. Certes, il y avait de meilleurs combattants qu'elle, mais, trop contents de lui abandonner la responsabilité, ils obéissaient tous de bonne grâce à ce qu'elle pouvait dire. Ainsi en avait-il été décidé. En l'absence de Sawamura, le chef, c'était elle.

Conclusion ? Tout était de sa faute. Un autre petit enlevé.
Elle fit le vide dans son esprit. Elle ne voulait surtout pas penser à ce que les adultes allaient faire subir à Hinata. Oubliant les autres, elle cessa de retenir ses larmes. Suguru croisa le regard de Tanaka. Le malaise était palpable. Finalement, Ryû s'accroupît auprès d'elle et la prit tendrement par l'épaule.

- Tout doux, Yukie. Les choses vont finir par s'arranger, tu verras. Un événement imprévu va se produire. Quelqu'un va se pointer. Tout va changer. Quand Daichi et les autres seront là, on en parlera tous ensemble, d'accord ? On montera un plan.

- À quoi bon ? Répondit Yukie.

- Quand Daichi sera là, ok ?

Elle leva les yeux vers lui avec une expression inquiète que même la saleté de son visage ne parvenait pas à dissimuler.

- Désolée.

- Bon, bon, allez, les coupa Daishō, essayons plutôt de voir comment ils ont fait pour passer le mur. Ensuite, on retourne à l'intérieur.

- T'as raison, dit Yukie en se levant d'un bond.

Tout allait bien tant qu'on était occupé, tant qu'on ne s'arrêtait pas, tant qu'on n'avait pas une minute à soi pour réfléchir.
N'empêche, elle aurait vraiment aimé que Daichi soit là. Elle se sentait toujours mieux quand il était là.
C'était juste que... Qu'est-ce qu'il allait penser ?
Un autre petit de perdu.
À cause d'elle.

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