Chapitre 54.

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  Le quadrangle, cette vaste cour d'apparat au cœur du palais, était noir de monde. Une foule compacte se pressait autour d'un espace central, délimité par des flambeaux, et qui formaient une sorte de ring. Des gamins débordaient jusque sur les rebords de fenêtres.
  Pourtant, tous n'étaient pas là. Les plus petits et les plus impressionnables avaient été tenus à l'écart. À certains on avait même omis de dire ce qui se passait, car nombre de gosses se réveillaient encore en hurlant au cœur de la nuit, tourmentés par d'affreux cauchemars. Ils avaient été témoins de suffisamment de scènes traumatisantes comme ça. Il était inutile de les exposer à une violence supplémentaire, une autre tuerie.

  Yukie aurait préféré être ailleurs, elle aussi. Mais elle ne pouvait se résoudre à laisser Bokuto combattre seul, sans parler du fait qu'elle voulait absolument savoir qui allait l'emporter. Elle avait encore du mal à croire ce qui se préparait : un horrible combat de l'Empire romain. Elle n'avait jamais eu de liens forts avec Kōtarō, néanmoins elle le respectait en tant que guerrier, et lui reconnaissait même une certaine valeur. Il leur avait plus d'une fois sauvé la mise. Par ces temps difficiles, c'était le genre de personne qu'il était bon d'avoir à son côté. Et puis, ils avaient vécu tant de choses ensemble que l'idée qu'il puisse mourir aujourd'hui lui était parfaitement insupportable. Mais quelle était l'autre option ? Que Yūji meure.
  Un autre môme.
  Oh, bien sûr, c'était un type affreux, sans compter qu'il avait assassiné Iwaizumi.

  Ce matin, elle aurait été contente de le voir mort. Elle avait d'ailleurs bien failli le tuer elle-même. Mais plus maintenant. Et surtout pas dans ces conditions.
  Elle ne voulait plus voir mourir personne.
  Il faut dire que tenir Hajime dans ses bras alors que la vie le quittait lentement avait été une épreuve abominable. Le plus affreux était qu'après elle n'avait rien ressenti à part une sorte d'engourdissement lugubre. Un vide absolu.
  Peut-être était-elle à court de larmes.

  Elle contempla les visages des gamins rassemblés. Certains étaient excités ; d'autres, enfin, assis par terre, remâchaient en silence leur anxiété. Les treize gamins du camp de squatteurs se tenaient à l'écart du reste de la foule, tassés les uns contre les autres, les plus petits devant, remuants comme s'ils allaient assister à un spectacle, se poussant du coude, jouant des épaules pour avoir la meilleure place, sans cesser de caqueter et de glousser bêtement.
  Et puis il y avait Ushijima et Tendō, flanqués de gardes en uniforme. Plus pédant que jamais, le torse bombé, le premier toisait l'assistance d'un air fier et distant, tel un empereur promenant son regard sur la plèbe avant que son champion n'affronte celui des barbares. Elle remarqua la présence d'Akaashi à leurs côtés, et se demanda avec tristesse s'il avait changé de bord.

  Yukie n'avait plus personne à qui parler. Daichi était mort. Keiji était avec Ushijima. Il restait Kenma, mais il était dans la salle de bal avec les petits, qu'il essayait de divertir pour leur faire oublier ce qui se passait dans la cour.
  Elle en serait presque venue à regretter Kuroo. Lui, au moins, comprenait ce qu'elle traversait. En tant que chef, il savait à quel point les responsabilités étaient difficiles à assumer.
  Mais, au fait, était-elle encore chef ? À vrai dire, elle n'en était plus certaine. Tout avait changé depuis qu'ils étaient arrivés ici. Les choses lui échappaient chaque jour un peu plus.
  Quelqu'un lui tapa sur l'épaule.
  Kita. Accompagné de ses archers.
  Yukie se sentit déchirée. En d'autres circonstances, ils auraient sans doute été amis. Kita était le genre de gars avec qui elle aurait pu discuter. Il était fin, intelligent. Cependant, Yukie n'arrivait pas à abattre le mur qui les séparait.

- Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-elle.

- Je suis venu te prévenir qu'on partait, répondit Shinsuke.

- Quoi ?

- On peut pas rester. S'il n'y avait pas eu l'accident avec Daichi, ça aurait peut-être été différent, mais là, c'est pas possible. On peut pas piffer Wakatoshi, et vous, vous ne nous aimez pas. On s'est toujours sentis rejetés. Ce stupide combat, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Notre décision est prise. On va profiter de ce que tout le monde est occupé pour filer. Je ne voulais pas le faire sans te le dire.

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