ENEMY

Chapitre 52.

  Hinata et Kageyama étaient assis au pied du Gherkin, cet étrangle building en forme de cornichon géant. Ils terminaient les dernières provisions que contenait la besace en cuir de Tobio, en l'occurrence l'eau trouble d'une vieille bouteille plastique et une boîte de petits pois.
  L'heure écoulée les avait vus tourner en rond, totalement perdus, au fond des gorges désertes dessinées par les hauts immeubles. La topographie des rues n'avait aucun sens. Pas une seule ligne droite, seulement des serpentins qui tournaient sur eux-mêmes et, finalement, aboutissaient dans un cul-de-sac. Pour se repérer, les garçons avaient eu l'idée de rejoindre le fleuve. Cependant, jusqu'ici, leurs efforts étaient restés vains. Toutes les voies qu'ils avaient empruntées semblaient au contraire les écarter de leur objectif, quand elles ne les ramenaient pas à leur point de départ. Aussi reprenaient-ils régulièrement le chemin du Gherkin, seul jalon fiable dans ce dédale.
  Et maintenant, il commençait à faire nuit.
  Des papiers voleraient dans les airs. Levant les yeux, Hinata s'aperçût qu'ils s'échappaient d'une vitre brisées, dans les étages du gratte-ciel.

  Il n'aimait pas cet endroit. Les tours de verre et d'acier se reflétaient les unes dans les autres à l'infini. On aurait dit une ville dessinée par un déséquilibré, hors de toute unité d'échelle et de tout souci d'harmonie. Une vieille église jouxtait un immeuble de bureaux tout en métal, semblable à un gigantesque moteur, et des chantiers abandonnés. Certains se réduisaient à un vague trou d'eau dans la terre, d'autres à des squelettes de poutrelles métalliques qui ne supporteraient jamais aucune façade ni aucun plancher et qui pourrissaient sur place à l'ombre de grues immobiles - quand elles étaient encore debout. Les garçons avaient croisé plusieurs bâtiments éventrés par des grues écroulées.

- Bon, on refait une tentative ? proposa Tobio.

- D'acc.

  Ils se levèrent péniblement, les jambes engourdies, et essayèrent une nouvelle route.

- Garde bien les yeux ouvert, Frodo, conseilla Tobio.

- C'est Shōyō, répondit ce dernier avec agacement.

- Ah, oui, désolé. Mais c'est presque pareil, t'es aussi petit qu'un hobbit.

- Et puis, t'as pas à me dire de faire attention. Je sais très bien m'occuper de moi tout seul. J'ai survécu dans la rue sans aucune aide.

- Pas dans ce quartier, rétorqua Kageyama.

- Bah, ils sont tous pareils.

- Que tu dis ! Ici, on sait jamais à quoi s'attendre. Cette partie de la ville est spéciale. Les trucs les plus zarbis sont prêts à te tomber dessus à chaque coin de rue. C'est pour ça que nos amis les croques des profondeurs ont réussi à tenir sans se gangrener. On est sur un site historique, mecton. Y a de la magie dans l'air. Des vieux démons qui rôdent. Des esprits des temps anciens, peut-être d'avant Jules César et ses légions.

- Je crois pas à la magie, répondit Hinata.

- Moi, je crois à tout, Tom Pouce.

- M'appelle pas Tom Pouce.

- Mais t'es quand même qu'un petit freluquet, qu'un goujon dans le grand fleuve.

- Je suis un tueur de géant.

- Ben voyons. D'façon, comme je t'ai dit, je crois à tout... crevette.

- Si tu continues, moi je vais t'appeler rat d'égout.

- Nabot.

- Pet de mouche.

- Crapaud.

- Galeux.

- Plancton.

- Tête de caca.

- Tête de caca ? se gaussa Tobio.

- Ouais, répondit Hinata avec un gloussement moqueur. C'est ça que tu es. Tu pues.

- Pas autant que toi, avorton.

- Tu rigoles ? Tu sens pire. Tu pues les pieds. Vieille chaussette.

- M'appelle pas vieille chaussette, pauvre pot à tabac qui pue du cul.

- Ouh le ragondin ! T'es-un-ra-gondin !

- Morveux.

- Trou de balle.

  Soudain, Tobio s'arrêta.

- Attends ! ordonna-t-il en fléchissant les genoux, comme un chien de chasse, le regard fixé au bout de la rue.

  Un autre groupe d'adultes. Le troisième depuis qu'ils étaient dehors.

- Faut se tirer microbe.

- Microbe toi-même, marmonna Shōyō en tournant les talons pour démarrer en trombe.