ENEMY

Chapitre 14.

  Suguru entendit du bruit : la cloche qui sonnait, quelqu'un qui cognait à la vitrine, des cris, sans qu'à aucun moment il ressente l'envie de se lever de son fauteuil. S'il attendait assez longtemps, ils s'en iraient. Pour la première fois depuis un an, il était seul. Réellement seul. Et il était convaincu que s'il restait très prudent et discret, les adultes ignoreraient le magasin et lui ficheraient la paix. Sans le dire à personne, Daichi lui avait laissé des vivres. Sympa. Ce que le chef ignorait, c'est qu'il avait déjà un paquet de trucs planqués. Pour tout dire, il mettait de côté depuis qu'ils étaient arrivés ici. Dans le faux plafond, dans certains trous des murs, derrière des armoires, dans les recoins oubliés des aires de stockage. Ça s'était imposé à lui dès le début : s'il ne s'occupait pas de sa survie, il mourrait. Aux autres le partage, le rationnement général, les parts que l'on daigne vous accorder. Quand tout serait épuisé, le naturel reviendrait au galop et ils s'entretueraient.

  Mais, dorénavant, il était seul en son royaume. Comme s'il était en même temps Daichi, Bokuto, Hajime et Akaashi. Cela dit, il avait sincèrement cru que certains voudraient rester avec lui. Le choc, quand il s'était entendu dire que ça n'intéressait personne. Mais il s'était vite consolé en se disant que c'était aussi bien comme ça. Au moins, personne ne lui taperait sur les nerfs. Il n'y aurait que lui et sa réserve. Lui tout seul. La paix. Le bonheur. Fini les prises de bec, les querelles mesquines. Plus personne pour le surveiller, l'asticoter ou le brimer, à la différence d'avant où il avait trop souvent l'impression d'être dans une émission de télé-réalité, où tout le monde vit les uns sur les autres, dans une insupportable promiscuité, rythmée par les éternelles altercations, jérémiades et lamentations. À l'occasion, une section de maraude rapportait bien des livres, des puzzles ou des jeux, çà et là, qui permettaient momentanément de tromper l'ennui. Mais ça n'avait qu'un temps.

  Enfin, à partir de maintenant, plus personne ne lui dirait ce qu'il avait à faire. Quel intérêt, si les adultes étaient tous morts, de se retrouver sous la coupe d'un tyran de bac à sable ? Oh, certes, il aimait bien Daichi, mais il ne se souvenait pas qu'on l'ait jamais consulté pour savoir s'il acceptait qu'il soit son chef.
  Tout ça allait changer dorénavant. Suguru ferait ce que bon lui changerait. En parlant de changer, il disposait même d'un lecteur de CD portable, caché dans la planque la plus secrète de toutes, en compagnie de quelques CD et, plus important que tout, des piles. Dans ce monde-ci, les piles avaient une valeur inestimable. Ils en avaient trouvé des tonnes en arrivant et, bêtement, ils avaient cru que leur réserve était inépuisable. Il avait été le premier à prendre conscience que ce n'était pas le cas et même qu'à ce rythme là, ils seraient vite à court. C'est ainsi qu'il avait commencé à en mettre de côté.
  Aujourd'hui, plus besoin de les cacher...

  Il se languissait de pouvoir mettre de la musique.  Six mois qu'il n'en avait plus écouté. Oh, bien sûr, nombre de gamins avaient leur iPod ou autre MP3 dans la poche, sauf que faute d'électricité pour les charger, aucun de ces bidules n'était utilisable. Un jour, dans un magasin, Oikawa avait dégoté un chargeur fonctionnant à l'énergie solaire, mais, visiblement, le machin marchait quand il voulait et, bien vite, il avait fini cassé. Et ça s'était arrêté là.

  Jusqu'à aujourd'hui.
Génial.
  Il avait tout.
  Et voilà qu'un importun venait gâcher son plaisir en faisant un raffut pas possible à la porte, de quoi alerter tous les croulants du coin.
  Bah, il pouvait faire autant de barouf qu'il voulait, il ne fallait pas compter sur lui pour ouvrir. C'était chez lui, dorénavant. Et il ne se sentait absolument pas l'âme hospitalière.

  Il ferma les paupières. Bientôt, quelle que soit l'identité du fâcheux à la porte, il finirait par s'en aller. Et il goûterait enfin aux délices du calme et du silence retrouvés.