Chapitre 20.

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  Hinata pédalait comme un dératé. Les adultes étaient partout. Les rues en étaient pleines. Mais d'où sortaient-ils, tous ces affreux ? Y avait un truc, là. Chaque fois qu'il tentait de prendre la direction de Camden, il tombait sur une bande qui l'obligeait à faire précipitamment demi-tour et à filer dans l'autre sens. Résultat, il avait tant tourné, bifurqué et louvoyé dans de petites rues qu'il ne savait plus très bien où il était.  Sa seule certitude, maintenant, c'est qu'il descendait une large avenue bordée de constructions basses crasseuses qui n'avaient jamais eu leur heure de gloire, pas même avant le désastre. C'est alors qu'il remarqua quelque chose de familier. Une enseigne Pizza Express. Par conséquent, selon toute vraisemblance, il se trouvait à Kentish Town. Il se souvenait d'avoir entendu ses parents discuter des mérites respectifs des Pizza Express. « Allons à celui de Kentish Town », disaient-ils souvent. L'endroit était grand, avec un plafond très haut. Une étrange sculpture en fil de fer, représentant un homme, s'élevait dans un coin. Même qu'elle lui faisait peur quand il était petit.
  Ce qui fallait être nunuche pour avoir peur d'une statue.

  En attendant, pour autant qu'il sache, Kentish Town était limitrophe de Camden. Donc, au bout du compte, peut-être qu'il ne s'était pas perdu tant que ça. Il suffisait de continuer à descendre.
  Une épaisse fumée noire obscurcissait la chaussée devant lui. Un magasin était en flammes. Il bloqua sa respiration et s'y engouffra en grimaçant. Par chance, la rue était déserte de l'autre côté du nuage. Les adultes n'aimaient pas le feu. Ils resteraient à l'écart.

  Bientôt, il reconnut l'arrière du Sainsbury's, sur le canal, un étrange bâtiment de métal tout droit sorti de Star Wars. Ça y était. Il avait réussi. Il était à Camden. Mais avec autant de croulants dehors, il se demandait où pouvait bien être les siens. Et Natsu. Il espérait qu'elle n'était pas trop affolée sans lui.
  Il se remémora la première fois qu'il avait vu une horde d'adultes, comme une armée en marche, descendre Camden Road. Précisément ce qu'il craignait maintenant. Que les adultes soient en phase de regroupement pour attaquer ses amis. Mais peut-être aussi qu'ils avaient pris une autre route plus sûre ?

  Il appuya de plus belle sur les pédales et atteignit bientôt un grand carrefour près d'une station de métro. Il s'arrêta sur la file du milieu. A l'époque, il aurait été cerné de voitures, de camions et de bus qui l'auraient frôlé de tous côtés ; les trottoirs auraient été noirs de gamins se rendant au marché. Mais, aujourd'hui, ce n'était plus du tout une ville. Les immeubles auraient aussi bien pu être des affleurements rocheux, des falaises. Les voitures abandonnées, des rochers. La chaussée, le lit d'une rivière à sec.

  D'ailleurs, il y avait le même son, un bruit tourbillonnant, semblable à celui de l'eau. Il avait déjà entendu ça.
  Pas plus tard que ce matin : le bruit d'une horde d'adultes, qui respiraient, soufflaient et crachaient en trainant les pieds sur le bitume. Ça venait d'où, exactement ?
  Il regarda autour de lui.
  Là, en direction de Holloway, au bout de la rue qui passait devant le Sainsbury's : une nuée de croulants avançaient vers lui. Même à cette distance, il les sentait.
  Il allait devoir bouger.

  Mais dans quelle direction ? Quelle route avaient pu prendre les autres ?
  Tant de choix possibles. Et, plus il attendait, plus les rues se remplissaient d'ennemis. Peut-être qu'ils voulaient voir ce qui se passait ? La seule voie dégagée était celle qu'il avait prise en venant. Mais, par là, une purée de pois violacée barrait l'horizon, conséquence de l'incendie qu'il avait croisé et qui, visiblement, s'étendait.

  Allez. Le centre-ville, c'est par où ? Les panneaux indicateurs ne lui furent pas d'un grand secours. Ils
pointaient tous vers des endroits dont il ignorait le nom.
  La solution qui semblait s'imposer d'elle-même, c'était de continuer sur la grand-rue. D'abord parce que c'était la voie la plus large, ensuite parce que même si quelques adultes y erraient, en allant un peu vite, il pourrait facilement les éviter. Il tourna le guidon, appuya de tout son poids sur une pédale, puis sur l'autre, et, bientôt, ses pieds moulinèrent à toute allure tandis que la chaîne faisait chanter les dents des pignons. Il dépassa sans problème une grappe de croulants qui esquissèrent un vague geste dans sa direction. Hélas, lorsqu'il se retourna pour les voir, sa roue avant heurta un profond nid-de-poule. La fourche cogna sèchement. Il passa par-dessus le guidon, et son vol plané s'acheva par un douloureux roulé-boulé sur le bitume. Durant quelques secondes, il fut trop sonné pour réagir. Son pantalon était déchiré. Ses coudes et ses genoux saignaient.
  Finalement, sentant quelqu'un approcher, il tressaillit et ouvrit les yeux. Juste à temps pour voir une jeune mère décharnée, un filet de bave au menton, tendre le bras vers lui. Il se déroba en roulant de côté avant de répondre par une ruade qui la cueillit au niveau des genoux. Elle bascula tête la première.

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