On nous a jeté un sort, c'est bien sûr, et nous ne sortirons d'ici qu'au grand jour.
Il faut que cet endroit soit endiablé.

La Mare au diable (1846), George Sand.


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Certains disaient que pour défaire un nœud, il fallait d'abord avoir la sensation de l'empirer, avant que la situation ne se débloquât subitement.

Peut-être étais-je une chaîne de maillons, nouée de partout ?

J'étais un problème, une énigme sur patte et, dès que j'avais la sensation de faire un pas en avant, c'était pour m'enfoncer encore plus dans les ténèbres de l'inconnu. J'espérais sincèrement qu'une lumière viendrait m'éblouir soudainement, quelque forme eût-elle pris.

Une main m'extirpa de mes pensées. Mes yeux remontèrent le long de ce bras musclé et je découvris le visage soyeux de Roscelin.

— Vous nous avez entendus ?

J'avais passé tout le voyage plongée au cœur d'un profond brouillard intellectuel et sensoriel. Évidemment que non, je n'avais rien entendu.

— Rhodes vient de dire que nous sommes arrivés.

— Oh ? Merveilleux.

En effet. Nous faisions face à un mur d'enceinte tapissé d'aubépine, d'aconit et de belladone...

De la belladone.

Je secouais subrepticement la tête pour chasser le nom et le visage de ma mère biologique de mon esprit. Je n'en pouvais plus de ressasser le moindre de mes malheurs, ni de me poser des questions existentielles, depuis que nous avions quitté l'abbaye. J'avais raconté du bout des lèvres mes rencontres successives avec l'Archange Raphaël, puis avec ce Chérubin. Eux aussi avaient été guidés vers notre point de retrouvailles par le Chérubin qui s'était exclusivement adressé à Roscelin avec un regard que Rhodes m'avait décrit comme celui de quelqu'un faisant face à une montagne de saphirs.

Rhodes et Roscelin, et moi-même, étions restés cois après le résumé de nos mésaventures. Pourquoi des êtres célestes nous étaient-ils apparus pour nous sortir de la mélasse ? Aucun d'entre nous n'avait la réponse à cette question, ni à toutes celles qui en découlaient. Afin d'éviter de remuer la vase, nous n'avions plus abordé le sujet de tout le voyage. Ce qui me convenait parfaitement. J'avais déjà tant à cogiter...

Je n'arrivais même pas à être loquace pour me divertir auprès de mes acolytes de voyage. D'ailleurs, ils avaient arrêté de fournir le moindre effort auprès de moi au bout de deux jours, se contentant de parler entre eux.

Même gratter l'oreille de Tann ne m'était d'aucune utilité !

Ce dernier me fixait depuis mes genoux, les paupières plissées, un air irrité et critique aux moustaches.

Je levai le nez en l'air, vers l'encastrement du portail de fer, à la recherche d'une distraction plus puissante. Je souris en trouvant quelque chose de familier : des gargouilles. La nuit étant levée, plusieurs d'entre elles, de niveau inférieur, déployèrent leur aile de chauve-souris pour descendre leurs corps lithiques vers nous. Elles nous encerclèrent en tendant de petites torches afin de mieux nous observer.

Nous dûment contenir nos chevaux pour qu'ils ne détalassent pas. Surtout lorsque la gargouille de niveau supérieur, accroupie au sommet de la voûte de fer, pencha vers nous sa grosse tête pourvue d'un long nez semblable à un bec, d'une grande bouche pleine de crocs aiguisés et de cornes torsadées. Elle déploya ses ailes afin de se faire toujours plus impressionnante. Ses yeux de lave nous fixèrent, l'un après l'autre, s'arrêtèrent sur l'adolescente.

L'Épine & la PlumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant