Au carrefour où nulle fleur sinon la rose
Des vents mais sans épine n'a fleuri l'hiver
Merlin guettait la vie et l'éternelle cause
Qui fait mourir et puis renaître l'univers

[...]

Elle balla mimant un rythme d'existence
Criant Depuis cent ans j'espérais ton appel
Les astres de ta vie influaient sur ma danse
Morgane regardait de haut du mont Gibel

[...]

Et leurs mains s'élevaient comme un vol de colombes
Clarté sur qui la nuit fondit comme un vautour
Puis Merlin s'en alla vers l'est disant Qu'il monte
Le fils de ma Mémoire égale de l'Amour

Alcools (1913), Extrait de « Merlin et la vieille femme », Guillaume Apollinaire.


† † †


Nous rentrâmes au manoir exactement au même moment que les hommes. Le très Honorables Aarone MacMhatha de Rosebery était fier comme un paon d'avoir capturé... Un paon. Les yeux ronds, je n'eus pas l'occasion de demander le pourquoi du comment. J'eus tout juste le temps de surprendre l'air dépité qu'essayait de dissimuler Roscelin qui tenait Alba à la bride, tous deux couvert de boue, car il avait plu la nuit dernière.

Pas le temps d'échanger deux mots, chacun devait se préparer pour le souper, et nous n'étions pas en avance !

Tous rafraîchis, changés et recoiffés, nous prîmes place autour de la table éclairée de candélabres. C'était la première fois que je voyais un paon-chasseur manger un paon-chassé... Les plumes vert et bleu qui décoraient la table ravissaient la marquise.

Après le souper, nous nous installâmes au salon équipé d'un clavecin, de tissus de maison bleus et de tableaux de famille. Ceux-ci ne bougeaient pas. Je les trouvais ennuyeux. La jeune Rhodes ne fit pas long feu, s'excusa et je la regardai disparaître à travers les escaliers, incapable de la lâcher du regard rien qu'à cause de son prénom...

Les rires de nos hôtes et de Roscelin me recentrèrent sur la conversation, alors que le vieux couple racontait des anecdotes de jeunesse d'enfer. Je finis pourtant par prétexter un léger mal de crâne afin de m'éclipser sur le balcon. Un peu plus au calme, je pris une profonde et lente inspiration tout en me laissant aller contre la rambarde, une étole en cachemire glissée sur mes épaules dégagées. L'air frais qui glissait sur ma nuque était une merveille.

C'était étrange.

J'étais fatiguée de toutes ces nuits hachurées par des cauchemars récurrents, et en même temps, je ne pouvais m'endormir tant mon esprit carburait. Je me remémorais en boucles ces personnes capées de velours écarlate. Ces Venge'Rouges. Ces Lamias et ces Nephilims qui s'en prenaient à leur propre sang... La colère frémissait à travers mes veines, se tenait tapis au creux de mon ventre.

C'était une guêpe qui s'agitait dans un bocal.

Je ne savais pas encore si je devais la laisser mourir d'asphyxie, ou si je devais ouvrir le couvercle. En attendant, je la regardais agiter ces petites ailes, tapotait de temps à autre mon ongle contre le verre, histoire de vérifier si elle était toujours en vie, ou non. Et elle s'envolait à nouveau pour cogner les parois.

Les pas légers qui s'approchèrent dans mon dos ne me firent pas sursauter. Je supposais que je m'y étais déjà habitué. Roscelin s'accouda à la rambarde, à une distance respectable, mais pas non plus trop loin pour laisser entendre que nous partagions une certaine intimité. Les codes de cette époque étaient si précis. Chirurgicaux, me semblait-il parfois. Souvent, j'y étais perdu. Alors je faisais ce que je savais faire le mieux : singer une femme que rien n'atteignait jamais.

L'Épine & la PlumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant