Je ne vois plus rien,
Je perds la mémoire Du bien et du mal... 
Ô la triste histoire !

Sagesse (1974), extrait de « III, V », Paul Verlaine.


† † †


Une paire d'yeux brillants dans la nuit s'envola. Il savait à présent que j'arrivais.

Je traversais la charmille. Les groseilliers se transformèrent en aubépine. Quel soulagement. Le domaine me reconnaissait encore en tant qu'être surnaturel.

Contrairement à la dernière fois, aucune foudre ne s'y abattait. La forêt retenait son souffle. Je serrais Tann contre ma poitrine douloureuse, mais cette petite bouillotte duveteuse ne suffisait pas à me réchauffer (moi qui avançais sans mon Ange solaire).

Je me trouvais de nouveau dans la cour en terre battue mal pavée, avec son if, son chêne nappé de mousse, son vieux puits couvert de lierre et de plantes toxiques sauvages, ainsi que son caféier distillant une odeur peu commune dans l'humidité anglaise.

Les mêmes hiboux que la dernière fois me fixaient, éparpillés partout où ils avaient trouvé un mirador confortable, exultant de temps à autre un hululement perçant qui ne manquait pas de me faire sursauter. La chaumière, surmontée de sa girouette représentant le symbole alchimique de la Pierre philosophale, projetait son ombre bossue sur moi.

Comme la dernière fois, j'entrai sans frapper. Comme la dernière fois, la petite fée m'accueillit pour me guider à travers les dédales de couloirs – bien qu'elle ne manifesta que gravité et retenue. Comme la dernière fois, je traversais le miroir, mais sans courir, sans Roscelin. Comme la dernière fois, je passais devant l'arbre en forme d'hélice, mais sans un regard pour les fioles fabuleuses et autres curiosités suspendues dans ses fines branches noueuses. Comme la dernière fois, j'arrivais dans l'observatoire astronomique, mais en ignorant la coupole en rosace composée de vitraux, le télescope bardé de lunettes colorées et de rouages en laiton, ou les mosaïques représentant notre terre et notre ciel.

Plus grand-chose n'avait d'intérêt pour moi.

Plus rien de merveilleux ne faisait briller mes yeux.

Je me sentais juste vide et froide.

Spike et Axar déboulèrent devant moi en se chamaillant pour savoir qui saluerait en premier leur visiteur. Face à ma tête de revenant fraîchement déterrée, ils se figèrent sur place.

— Miss... Ça va ?

Axar donna un coup de coude à Spike.

— Arrête de loucher et fait fonctionner tes deux neurones qui se battent en duel. Ça se voit qu'elle a le moral dans les chaussettes, non ?

— Oui, bien sûr... Désolé... marmonna le garçon dégingandé en me regardant par en dessous. C'est votre ami Roscelin ? Il vous a laissé derrière ?

Axar frappa le plat de sa main sur son visage éberlué.

— Mais tais-toi ! Triple buse !

Cette situation avait quelque chose de tellement grotesque qu'un rire nerveux secoua mes épaules. Puis il prit possession de tout mon corps. J'éclatais d'un rire sans joie et surtout incontrôlable. Jamais je n'avais trouvé des adolescents aussi drôles ! J'en pleurais de rire ! J'en pleurais tout court.

Je m'effondrais à genoux, le visage brouillé de larmes caché dans les mains. Tann se frotta à moi en ronronnant le plus fort possible tandis qu'Axar et Spike se précipitaient pour me consoler.

L'Épine & la PlumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant