Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,
Et quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,
Elle regardera la face de la Mort,
Ainsi qu'un nouveau-né, – sans haine et sans remord.Les Fleurs du Mal (1857), extrait de « Allégorie », Charles Baudelaire.
† † †
La Lune de sang, trouble à travers le verre de la coupole, fut la première chose que cueillit mon regard au réveil. Je ne m'étais pas évanouie longtemps. J'obligeais mon corps de poupée à s'articuler, à se redresser, à se tenir sur ses deux pieds. Chancelant et voûté, des tâches lumineuses le narguant, mais il se tenait debout.
L'horreur s'engouffra en moi avant d'imploser.
J'étais tombée dans un cercle identique à celui de Londres en 1666. Le pentagramme qui devait me sacrifier afin de desceller les pouvoirs des récessifs.
Ce qui était arrivé quatre siècles plus tôt n'avait été qu'une répétition macabre. Se déroulait à présent la grande première de ce théâtre abominable, et j'y jouais un rôle de composition, sans que j'eus le choix. Je retrouvais les pentacles imbriqués et complexes ne formant finalement qu'un seul et grand motif tracé au sang. Je retrouvais la serre de dragon, la pierre de sang de vampires, le crâne de dryade, la nageoire de sirène, tous teints dans le sang de je ne savais quelles victimes sacrificielles. Je retrouvais le cœur de nymphe d'or, dérobé à Lady Honnora Kyteler.
Le cercle magique avec lequel le chef des chasseurs nous avait accueillis, quelques étages plus bas, n'était qu'une pâle copie destinée à nous entourlouper. Et j'avais été trop bête et empressée pour m'en apercevoir !
À plusieurs mètres de moi, le corps complètement désarticulé de mon ennemi était empalé sur une poutrelle. Un éclair crépusculaire m'aveugla. Les membres de Blade Hunter reprirent place dans une suite de craquements qui retournèrent mon estomac, puis le chasseur retira la poutrelle d'en travers de son ventre. Il la jeta négligemment sur le côté, s'avança vers moi d'un pas léger.
— Le piège était un peu alambiqué, je le conçois. Mais il a eu le mérite d'être efficace, et quelque peu... Théâtrale, tu peux bien me le concéder. N'est-ce pas ?
Blade Hunter se tenait face à moi, au bord du cercle, fringant comme un gardon. C'était comme s'il n'avait jamais subi l'effondrement d'un étage entier...
Parce que nous nous trouvions bien dans l'une des salles inférieure destinée aux entraînements de sortilèges. Les quelques bougies magiques ayant résisté à l'éboulement m'offraient une clarté – que je ne désirais pas – sur les détails du cercle sacrificateur.
Enragée, je me jetai sur le chef des chasseurs, toutes griffes dehors. Des entraves de sang fusèrent des tracés du cercle pour s'enrouler autour de mes bras. Les lianes poisseuses me tirèrent abruptement en arrière.
— Tu ne peux plus sortir de là, me morigéna le gourou.
J'allais lui prouver le contraire !
Son sourire déforma davantage son visage fondu lorsqu'il s'élargit.
— Pas de rose sans épines. Pas de lumière sans ténèbres. Pas d'Enfer sans bonnes intentions. Le Sang donne au Sang. La rose offre sa sève des deux lignées mêlant. Offre pouvoirs et puissance à ceux nés sans !
Les liens rougeâtres me soulevèrent de terre. Je me retrouvais suspendue dans les airs, les jambes liées, les bras écartés en croix. Écartelée.
Non. Non, non, non, non non.
NON !
Comment avais-je pu me laisser berner, me laisser duper, me laisser chasser, capturer ?
Un nouveau tentacule de sang gluant se formait, il luisait comme un serpent nécrosé à la flamme des bougies. Un cri de bête prise au piège s'échappa de ma gorge, pendant que je me débattais. Le tentacule dardait vers moi un aiguillon. Aiguillon qui se planta dans ma poitrine. La peur me terrassa. Elle serrait ses longues mains glacées autour de ma gorge, sur mes yeux, sur mes oreilles, m'empêchait de respirer, de voir, d'entendre autre chose que les battements de mon cœur pareil à un oiseau blessé frappant les barreaux d'une cage rétrécissant à vue d'œil.
Et elle murmurait à mon oreille, dans un souffle de glace, que j'avais perdu.
Perdu. Perdu. Perdu. Perdu. Perdu. Perdu. Perdu. Perdu.
Et elle me murmurait que j'allais mourir.
Mourir. Mourir. Mourir. Mourir. Mourir. Mourir. Mourir. Mourir.
Et que mes proches allaient mourir, eux tous.
Eux tous. Eux tous. Eux tous. Eux tous. Eux tous. Eux tous. Eux tous. Eux tous.
L'aiguillon se retira de ma poitrine. Impossible de voir la tache rouge s'étendre sur le tissu noir, mais je sentais que mon sang quittait mon corps. La voix froide de la peur avait raison : j'avais perdu et j'allais mourir. Par contre, je n'allais pas laisser mes proches mourir... Et j'allais entraîner Blade Hunter dans ma chute.
Je n'irais pas seule en Enfer.
C'était injuste. Comme l'étaient beaucoup de naissances, de vie et de morts. J'avais contemplé et subi beaucoup d'autres injustices, avant celle-ci. À la différence que celle-ci, justement, était la première que j'acceptais. Il valait mieux moi, qu'eux.
Le sang quittait ma poitrine sous la forme d'un fil qu'Atropos allait bientôt trancher. Pour l'heure, la vie coulait encore dans mes veines. Même si elle ne m'appartenait plus, je pouvais encore choisir comment j'allai l'abréger.
Malgré ma respiration qui ressemblait de plus en plus à celle d'une bête agonisante, quelques vers prenaient forme dans mon esprit décousu :
— Pas de rose sans épines.... J'ignore le Purgatoire et l'Azurine... Car en Enfer je serai Proserpine... Pour moi, l'heure sonne, je m'endors... J'accepte la main tendue de la Mort... J'accepte sa dernière danse(1), sans peur, sans remords...
Je répétais encore et encore c'est quelques vers. Je ne voulais pas vraiment mourir. Mais si ma disparition rimait avec la survie de tous ceux que j'aimais et préservait l'équilibre de notre monde, alors, je me sacrifierais. De mon propre chef. Car je ne doutais pas que si Blade Hunter obtenait des pouvoirs magiques, ce serait un carnage pire que tout ce à quoi j'avais assisté.
— Non, non non ! Arrête ! Tu n'as pas le droit de faire ça ! colérait le gourou, en contrebas. C'est mon cercle magique ! Ton sang est à moi ! Je suis le seul à pouvoir décider de son devenir !
Je répétai mes quelques vers.
Mon sang quittait mon corps, se transformait en une boule de plus en plus grosse. Bientôt, elle s'évaporerait, disparaîtrait comme une bulle de savon dont il ne resterait pas plus qu'un fugace souvenir. À peine une annotation dans les cahiers d'histoire.
Une lumière blanche survint.
— Rosell !
Roscelin se jetait dans le cercle pour me libérer.
— Ross ! Non !
Blade Hunter riait aux éclats, victorieux.
Tout arrivait toujours...
... trop tard.
(1) Comme une danse macabre !
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L'Épine & la Plume
ParanormalRose-Elizabeth est la sorcière la plus mauvaise jamais née au coven de Salisbury, tout proche de Stonehenge. Les seuls domaines dans lesquels Rose-Elizabeth est douée sont l'exorcisme et la démonologie. Afin de trouver sa place, la jeune femme est e...