Sine Cerere et Liberos, friget Venus.

Sans Cérès et Bacchus, Vénus prend froid.

Térence L'Eunuque (190-159 AEC).


† † †


Je dévalais les escaliers en trombe. Mes Démons étaient tous retournés au Jardin afin d'attendre mon prochain appel. Seul Tann me suivait à la trace de son pas silencieux. Ça, au moins, ça n'avait pas changé, et c'était follement rassurant. Parce que la suite des événements... Je ne savais comment les appréhender.

Retrouver Roscelin.

Tuer Blade Hunter.

Trouver un exutoire à la Prophétie.

Ces trois choses étaient énoncées beaucoup trop facilement pour être aisément réalisables.

— Rosabeth ?

Je me figeais. J'avais l'impression que je n'avais pas entendu cette voix depuis des siècles. Tout mon corps était pétrifié, sauf ma tête qui se tourna lentement, très lentement, vers la cuisine.

La Matriarche Morticia. Toute en silhouette svelte, en chevelure auburn et en élégante robe noire à manche pagode.

Que savait-elle ? Était-elle une fois de plus déçue par moi ? Après tout, je n'avais pas réussi à parachever la mission confiée par l'Ordre – ma première mission d'envergure. Je n'avais pas empêché la messe noire d'être exécutée. Au contraire, j'en avais même été la victime ! Ainsi que Faith qui s'était sacrifiée juste sous mes yeux... Je m'en voulais encore tellement. Tellement, tellement, tellement, tellement, tellem...

— Chaque femme est belle, puissante, chacune à sa manière, et a sa place à prendre en ce bas monde.

Le tourbillon émotionnel dans lequel j'étais plongée avait été tel que je n'avais pas entendu la Matriarche s'approcher. Elle semblait avoir vieilli de cent ans en une nuit : des rides étaient apparues autour de sa bouche pincée en une moue tourmentée, ses yeux étaient creusés de cernes et son teint plus blafard que jamais. Ses longs bras me pressèrent contre son haut corps, sec et chaud.

La sécurité.

J'avais souhaité revenir à mon époque en sécurité, et j'avais atterri en plein dedans. Le rôle de la Matriarche était de veiller et de guider ses protégées. Durant plus de vingt ans, Morticia avait représenté pour moi ma seule forme de figure maternelle stable. Elle n'était pas parfaite, elle était dure et inflexible, mais, en compagnie de toutes les femmes du coven, elle m'avait recueillie après m'avoir trouvée sur le pas de sa porte, m'avait appris à tenir ma baguette et à tracer un trait de khôl.Et elle avait essayé de me préserver.

Je répondis à son étreinte. Ses quelques mots me faisaient tant de bien. Elle me les avait répété maintes fois auparavant, et me le répétait encore. Cette nuit-là, j'y croyais enfin, vraiment, car elle avait raison. J'avais trouvé ma place. Je n'avais plus qu'à la prendre.

— L'Ordre m'a appelé. Titania Archer, avec les voix affolées de Duncan, Sirius et Rhodes en toile de fond, m'a expliqué que tu as été engloutie par un sortilège de sang visant à t'envoyer auprès d'une personne en particulier, même si elle n'a pas sût me dire vers qui, exactement, expliquait-elle en repoussant une boucle de mon visage et en avisant mes vêtements baroques tâchés et en lambeaux. Mais tu as réussi à t'en sortir toute seule. Félicitations, je suis fière de toi.

Elle sembla sur le point d'ajouter quelque chose, se ravisa, se lança enfin :

— Penser que j'avais perdu l'une de mes filles, que je t'avais perdue, m'a fait réaliser quelque chose. J'ai été trop sévère à ton égard. Je m'en rends maintenant compte. Je te demande pardon.

Même en disant cela, elle ne parvenait pas à adopter une voix tendre et douce. Néanmoins, je la connaissais suffisamment pour savoir qu'elle n'était pas le genre de femme à raconter des niaiseries ou de fadaises pour se sentir mieux dans ses bas de soie.

Je pris ses mains entre les miennes. Si ce geste la surprit, elle n'en montra rien. Je souris. C'était la Matriarche.

— Tu as retiré ta chevalière. Tu n'en as plus besoin, j'imagine ?

— Tu savais qui j'étais ? Depuis le début ?

— Qui tu étais ? Non. Toi seule le décides. Ce que tu étais, cependant, je m'en doutais.

J'étais abasourdie. Mes jambes tremblaient. Heureusement que Morticia tenait toujours mes mains.

— Alors... Pourquoi n'avoir jamais rien fait ? Tu avais mille occasions de te débarrasser de moi pour protéger l'équilibre de notre monde !

Le regard sérieux avec lequel elle me transperça, était teinté de scandale.

— Mon rôle n'est pas de tuer, mais de protéger et guider mes filles.

Ainsi, toutes ces années, la Matriarche Morticia m'avait protégé, pas seulement en m'élevant, mais aussi en gardant pour elle ses soupçons à mon égard. Pourtant, si quelqu'un avait su, je n'osais pas imaginer ce qui serait advenu de nous.

— Merci. Merci infiniment, Morticia.

En une fraction de seconde à peine, le visage et le corps de la Matriarche perdirent cent ans. Contrairement à Lady Honnora Kyteler, elle n'avait pas besoin de sacrifier des hommes pour conserver son apparence de quarantenaire. Sa puissance seule suffisait.

— J'ai besoin de ton aide. Je dois effectivement retrouver quelqu'un, mais je suis à bout de force. J'ai besoin de régénérant...

Percevant l'urgence dans ma voix, Morticia me guida vers la cuisine, m'assit à table, plaça une couverture sur mes épaules et s'activa en cuisine. En un rien de temps, je me retrouvais avec du pain au gingembre, aux fruits secs et à la salive de crapaud de feu qui me donnerait un grand coup de fouet, ainsi qu'avec du vin aux herbes, destiné à guérir mes blessures de l'intérieur.

J'engloutis le tout, affamée, assoiffée. Je me rendais seulement compte depuis combien de temps je n'avais pas eu la droit à un vrai repas. Ce n'était pas encore tout à fait ça, mais c'était magique, point barre. Et ça me ragaillardit férocement.

— Encore merci Morticia, dis-je entre deux gorgées de thé à la menthe que je terminais d'avaler.

— Allez, maintenant, tu as assez traîné. Va !

Je hochais la tête en la prenant une dernière fois dans mes bras, avant de détaler vers le balcon-parking.

— Prends mon balai ! C'est le plus rapide !

Je ne me le fis pas dire deux fois ; je savais enfin pourquoi mon corps contenait une puissance magique capable de rivaliser avec celle d'une Matriarche âgée de plusieurs siècles. J'enfourchai celui-ci, me jetai dans le vide, au-dessus des terres entourant notre château, notre coven.

J'atterri dans le secret du cimetière silencieux, laissai le balai de Morticia caché derrière une tombe défraîchie et m'élançai au-delà du portail en fer forgé. Je galopais dans la nuit fraîche et humide de l'automne. Il n'y avait pas un chat, sauf Tann sur mes talons. J'avais oublié de me couvrir, mais je m'agitais trop pour avoir froid. Je tournais à l'angle d'une rue, débouchai sur Fisherton street, parcourai encore quelques centaines de mètres, le cœur pulsant à mes tempes, mais pas à cause de ma course.

Une silhouette marmoréenne émergea des ombres.

Je me pétrifiai sur place. Ma poitrine se soulevait anarchiquement, je n'osais plus faire un pas en avant, car l'être qui me faisait face était à la fois différent et identique à celui dont le souvenir était si frais. Il me semblait que son cœur, blanc et pur, pesait entre mes mains.

L'Épine & la PlumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant