Mars et Vénus sont revenus

Ils s'embrassent à bouches folles Devant des sites ingénus 
Où sous les roses qui feuillolent 
De beaux dieux roses dansent nus

Alcools (1913), extrait de « Aubade chantée à Laetare l'an passé », Guillaume Apollinaire.


† † †


Le corps de Roscelin s'affaissa, chancela. Il nous empêcha de tomber, enroula ses bras autour de moi, répondit à mon baiser avec force. Un soulagement indescriptible fit vibrer ces foutus papillons de nuit dans mes entrailles.

Quand il mit fin à notre baiser, il laissa tomber son front contre le mien.

— Finalement, c'est peut-être moi la Belle au Bois Dormant ?

J'agrippai le col de son pourpoint et le secouai à la manière d'une poupée de chiffon.

— Mais qu'est-ce que t'as foutu, bordel ?! Tu trouves que c'est le moment de faire des blagues ? Tu t'es fait avoir comme un bleu ! Au nom de Satan, tu m'as foutu les jetons !

L'incompréhension se peignit sur ses traits. J'avais parlé comme une femme de mon époque ; il aurait fallu un décodeur.

— Qu'est-ce que les sorcières sont ennuyantes... Toujours à brailler, tellement soupe au lait.

Merde. Je l'avais oublié, celui-ci.

Nous nous tournâmes comme un seul homme vers l'Empereur céleste. Dans les bras l'un de l'autre, soudés, nous fîmes plusieurs pas en arrière.

— Je ne comprends rien à ce qu'il se passe, m'avoua mon amant à l'oreille. J'ai entendu le son d'une lyre au-dehors, alors je suis descendu par le balcon. Cet... « homme », m'attendait. Il m'a dit qu'il était mon père, comme si cela coulait de source, puis il m'a fait quelque chose... comme un charme. La lumière est apparue et j'ai avancé sans me poser de question. Sans le vouloir, ni le craindre. J'avais l'impression de ne plus avoir ma propre volonté...

Son père ?

Les souvenirs de l'Archange Raphaël et du Chérubin dans la forêt du Cheshire me revinrent en mémoire comme un boomerang. Je tenais certainement un élément de réponse pour expliquer l'aide qu'ils nous avaient apportée.

— C'est la façon de faire des Anges, soufflai-je en l'encourageant à nous en aller. Ils veulent que l'humanité vive selon leur conception du monde, soi-disant pour nous assurer une vie paisible et saine, avec eux comme gardiens. Mais le contre-coup est que nous perdons notre indépendance d'esprit...

Les mains dans les poches, Michaël pencha la tête de côté, sourit, comme s'il était au théâtre.

La sensation d'être un animal pris au piège me sauta à la gorge lorsque des séraphins apparurent dans un éclat lumineux. Leurs six ailes, battant l'air, soulevaient nos cheveux. Avec leurs visages dotés de traits symétriques, d'une peau rouge et d'yeux bleu ciel, nous étions les objets de leur curiosité. Bouches pincées, ils semblaient sur le point de nous mordre, prêt à répondre au moindre ordre de la part de leur maître.

Nous n'avions plus aucune échappatoire. Face à ce constat accablant, Roscelin dégaina son épée, prêt à faire barrage de son corps pour me protéger.

Son attitude chevaleresque faisait chaud au cœur, mais elle était tellement inutile... Le coup d'œil paniqué qu'il me lança me fit comprendre qu'il en avait conscience. Il essayait juste de faire bonne figure.

Moi, je n'en menais pas plus large. Je savais que les Anges ne feraient aucun mal à Roscelin, car il faisait partie des leurs. Moi par contre... Ils me tueraient sans hésiter. J'étais à leur sens une hérésie, sang-mêlé, ou pas.

Parmi toutes les craintes que faisait naître cette situation improbable, c'était l'idée d'être arraché l'un à l'autre, prématurément, qui nous était la plus douloureuse. Je pouvais en croire nos mains agrippées l'une à l'autre, si fort que nos doigts en étaient tremblants et blanchis.

J'avais mal au cœur. Il battait si fort que s'ajoutait à mes angoisses la peur qu'il ne s'arrêtât. La respiration superficielle, je cherchais des solutions. Elles se bousculaient contre les parois de mon crâne, les unes à la suite des autres, mais aucune ne me semblait viable.

Ma nature de Lamia, ou de Nephilim – je ne savais plus – se rebiffait, cabrait face à ces ennemis naturels qui nous menaçaient de leur éclat et de leurs innombrables ailes.

Des cercles d'invocation rouge flamme naquirent autour de Roscelin et moi. Instinctivement, à la recherche de protection, j'appelais mes Démons à la rescousse.

Je n'étais pas sûre que c'était une bonne idée, ni qu'ils feraient le poids...

Mais qui appeler autrement ?

Un trou noir s'ouvrit, déchargeant une odeur de soufre.

Lucifer et Belzébuth entrèrent en scène, la tête haute, couronnés de cornes magnifiées de pierreries extraites des profondeurs. Ils avaient revêtu leur apparence la plus démoniaque : sabots fendus, corps d'homme sculptural couvert d'une peau bleue, cornes de bouc, aile de chauve-souris et visage majestueux pour Lucifer ; buste de femme à la poitrine découverte, tête et jambes de bouc, aile de corbeau et yeux opalescents du côté de Belzébuth.

Capés de cette aura de puissance ténébreuse, ils étaient les Némésis de Michaël, toujours aussi... divin. Ils lui faisaient face à brûle-pourpoint.

Roscelin et moi, nous étions pris en tenaille entre les deux camps.

Un véritable malheur...

Je tirai sur la main de mon amant et profitais de cette diversion pour m'élancer, afin que nous nous enfuyions vite et loin de cette répétition d'Armageddon en demi-teinte. Mais il m'attira en arrière, enroula ses bras autour de moi, bloqua mon dos tout contre son torse. J'agrippai ses doigts entre les miens dans l'espoir de me déloger de sa prise, de le ramener à la raison. Il fallait qu'on se tirât d'ici !

— S'il te plaît, supplia-t-il, les lèvres contre mon oreille.

Je sentais bien la tension qui tendait chacun de ses muscles, jusqu'à menacer de le rompre en deux. Malgré tout, il résistait à la tentation de fuir.

Roscelin cherchait, lui aussi, des réponses sur ses racines. Chez le vieux Salathiel, j'avais été la seule à en obtenir, lui était resté dans le brouillard. Pour une fois dans ma vie, les rôles s'étaient inversés, c'était moi qui avais eu ce que je désirais ; alors j'étais bien placée pour savoir à quel point c'était rageant d'être à un cheveu de la solution et de savoir qu'on nous refusait les réponses les plus élémentaires de notre existence sans queue ni tête !

J'arrêtai de me débattre, couvrant ses bras des miens. Ma main, portant mon rubis, prit la sienne, ornée de sa propre chevalière d'or et de marbre.

Un nouveau choc me secoua.

Je levai la chevalière de Roscelin au niveau de mes yeux.

— C'était là depuis le début... L'agneau de marbre...

L'Épine & la PlumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant