Chapitre 5

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A La Belle de Mai,

ELISABETH — Je cours dans les escaliers en essayant de ne pas me briser les chevilles avec ces chaussures du démon — escarpins noir trouvés aux puces certainement maudits. Ces derniers temps, j'essaye de soigner mon allure, j'essaye de paraître professionnelle, j'essaye d'être quelqu'un que l'on regarde. Je passe volontairement par un autre couloir de la résidence et sous la porte que je visais de la lumière rase le linoléum. Je tambourine au bois à coups de poing :

« QUOI, putain. »

J'ouvre la porte d'un coup. Iel est là, affalé, en train de se rouler un joint sur son pouf bleu marine — c'est un truc qu'iel a taxé aux beaux-arts, ça coûte une petite fortune, et c'est le top du top pour la sieste, ou passer ses nuits. Je lève le doigt :

« J'ai les nerfs en vrac ! Je suis de la compote ! T'as de la Poudre de Perlinpinpin ! JE LE SAIS. »

Si on appelle la cocaïne entre nous comme ça, c'est un peu à cause du président. Je vois bien qu'Ethony hésite, je joins mes mains ensemble comme pour le prier, et iel bougonne :

« Bonjour déjà. »

Je m'approche, avec le plus beau des sourires, et fait une révérence :

« Bonjour Menestre. »

Iel frotte ses paupières closes avec deux doigts. C'est pareil que pour moi, ce ne sont plus des valises sous ses yeux, mais des containers. Je jette un rapide coup d'œil à son atelier, c'est un bordel sans nom, tout se précipite aussi ici, c'est comme si tous les gens comme nous aimaient vivre dans la crasse.

La mine défaite, Ethony s'étale plus dans son saint pouf. Je laisse mes épaules retomber en arpentant l'espace :

« Pathos ? »

Son souffle est long, ce qui veut tout dire :

« Pathos, de la con de tes morts là. »

Je fais claquer ma langue sur mon palais. Entre les sculptures parfaitement usinées aux matières inconnues qui font penser à du nuage, ou les agglomérats de planches en bois qui ne vont pas tarder à recevoir leur revêtement, sa voix sombre résonne dans l'espace,:

« J'ai envoyé trois dossiers le mois dernier, trois putains de dossiers, j'ai douillé, j'ai bossé que sur ça ! Et tu sais ce qu'ils te répondent ces fils de chiens ! »

Je prends mon plus beau timbre robotique :

« Malgré la qualité de votre travail, nous sommes navrés de vous annoncer que nous n'avons pas retenu votre candidature... »

Iel poursuit en se levant comme un ressort :

« Nous vous remercions pour votre participation... — iel balaie de sa main les derniers mots — putain ! Mais dites-nous ce qui cloche à la fin ! Moi, je veux recevoir des mails avec écrit : Votre projet, c'était du caca, on vous a pas pris parce que vous avez foutu n'importe quoi dans votre portfolio et qu'en plus, vous avez imaginé un truc de dingue que vous n'arriverez même pas à monter, et vous allez nous foutre dans la merde ! ALLEZ POSTULER À DOMAC !

— T'as encore proposé un truc gigantesque ?

— Ecoute, — iel pince l'arête de son nez en fermant les yeux — tout notre cursus c'était pour sucer Christo, et Buren, forcément que j'ai envie de faire du grand. »

Je hausse les épaules :

« Kiefer.

— Parle pas de sujet qui fâche. »

Je garde un gloussement, et je me prends une grimace. Puis, iel soupire en roulant sa clope.

« Tu te souviens de Rancier ? »

Je viens lui taper sa cigarette et iel s'en roule une autre :

« Notre référent du diplôme ?

— Ouais, s'trou duc là. Ça me fait chier de l'admettre, mais, je crois que quand il disait — iel prend un air hautain pour imiter Rancier — ce diplôme ! C'est la chance de votre vie, la chance que des hauts placés du milieu de l'art vous disent ce qu'ils pensent de votre travail, alors ne gâchez pas tout. »

Ethony acquiesce :

« Bah, c'con, j'crois qu'il avait raison.

— Ça fait chier, — je laisse un silence, avant de reprendre — ça fait chier parce que toi et moi, on a eu nos diplômes au ras des pâquerettes... donc les grands, ce qu'ils pensent de nous, c'est pas jojo.

— Eli, c'est la merde. »

Je m'appuie au mur entre deux fenêtres, et iel reprend :

« C'est clair. Mais on a choisi, hein.

— Non, c'est marqué en nous ça. Tu peux rien y faire, je peux rien y faire, et j'ai encore plus besoin que tu me files de la C maintenant.

— Ouais... Ouais... mais t'as de quoi payer ? »

Je pince les lèvres :

« Non, mais bientôt, ... tu connais... puis... — je bats des cils — je suis gentille, non ?

— T'as qu'à demander à ton p'tit galeriste alors. »

Je secoue la tête par la négative :

« Je vais pas lui demander quoi que ce soit là.

— Ça te sert à quoi, alors ?

— Je fais partie de l'expo demain. »

Ethony lève un sourcil, avant de secouer la tête.

« Il va te la mettre à l'envers.

— Qu'est-ce t'en sais.

— Ça finit toujours comme ça. »

Je lui donne un coup dans l'épaule :

« Peut-être pas cette fois. Alors, la magie, s'il te plaît.

— T'es une sacrée casse-couille. »

Je hoche grandement la tête, et tout ce qu'iel me propose, c'est une ligne, parce que comme moi je le sais, le RSA ça suffit pas — surtout quand on est un sculpteur qui voit grand. Une fois la poudreuse au fond de mes sinus, je lui demande déjà à la porte :

« Tu viens ce soir ?

— Non, mais toi, faut que tu freines, tu vas te tuer. »

Je secoue le doigt :

« Non, monsieur, je travaille mes contacts.

— Tes contacts auront ta peau.

— Le désespoir aura notre peau.

— Tu l'as dit bouffie. »

Je reviens en arrière, l'embrasse sur les deux joues et m'éclipse en vitesse, avant que son désarroi finisse vraiment par noircir ce qui l'est déjà en moi.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant