Chapitre 76

1 0 0
                                    


Dans Sa Caravane,

EDGAR — Je tourne longtemps avant de réussir à m'endormir, et je me retrouve dans un rêve qui me ballotte dans tous les sens. J'ai l'impression de frôler de près l'enfer, je déambule au milieu de giclées de métal, et il y a des corps nus qui flottent dans des cuves remplies d'eau. Beaucoup de corps. Des gens sans visage se tiennent à côté de moi, et on lutte entre nous pour survivre. Et ça bascule, je me retrouve dans un désert, où le sable m'aveugle, et je dois m'accrocher à un ver géant, comme dans Dune, pour traverser un gouffre enflammé, tandis qu'une créature mi-humaine, mi-flaque de goudron essaie de m'attraper. Je sais qu'elle veut me dévorer, mais finalement, je lui tends la main, et on arrive à sauter ensemble et atteindre l'autre bord de la tranchée qui scinde la terre. Maintenant, au bord d'un feu crépitant, dans une nuit violacée, elle insiste pour que je dorme dans ses bras. Je ferme les paupières. Mais rapidement, je sens un couteau à beurre sous ma mâchoire. La créature souhaite ma mort, c'est clair. Alors, je retourne la lame contre elle, je lui transperce le cou et remonte pour lui découper le visage, puis la scène s'effondre.

Je me retrouve à manger avec les survivants du début. Ici, plus de désert, tout est humide et fait d'acier. Les tables et chaises sont biscornues, et le banquet est putride, et il y a encore ces corps dans les cuves non loin. Mais, au lieu de picorer, on s'attelle à sortir les dépouilles — pourquoi faire s'ils sont déjà crevés ? J'en ai aucune idée, je ne contrôle rien moi !
Quand on perce enfin le métal, ces morts se déversent sur nous, et chacun retrouve son double, dans un état avancé de décomposition. Une voix off nous explique que l'on vit dans une autre dimension, mais que dans celle où nos cadavres se trouvent, on a péri noyés. Vraisemblablement, c'était un accident de bateau, du genre Titanic. Pourquoi ? J'en sais foutrement rien.

Maintenant, je dois enterrer mon cadavre, parce qu'apparemment, c'est important dans mon cauchemar de me donner une sépulture digne. Je creuse la terre avec les mains, et des vers gluants s'enroulent autour de mes doigts. Une fois mon trou fait, dans la panique la plus affreuse, je tire mon moi mort par les pieds. J'aime pas me voir ainsi, j'aime pas mes paupières closes, ma peau boursouflée, abîmée, purulente, et cette couleur verdâtre me file un goût de charogne dans la gorge. Et puis, mes lèvres blanches, recroquevillées, séchées comme des croûtons de pain, avec mes cheveux éternellement humides, finissent de m'achever. Trempé de sueur, je me réveille en sursaut.

Je me lève avec une sensation amère dans la bouche et je me retrouve devant le même verre d'eau qu'hier, à table. J'attends en regardant dans le vide, j'attends une éternité avant de me motiver à sortir mon téléphone. Sur celui-ci, aucun SMS de personne, pas un message, pas un frémissement. Donc j'envoie un SMS à Elisabeth, puis la rappelle une demi-heure plus tard. Ça sonne, puis c'est le répondeur, avec sa voix mâchée :
« Salut, Elisabeth est pas là ! »
Ensuite, j'envoie un message à Steve, qui, pareil, ne répond pas. Alors, lui aussi, je l'appelle, et il décroche, ensuqué :
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Hm... — j'ai aucune idée de pourquoi je l'ai appelé. — Rien, savoir si ça va.
— Ouais — il y a du bruit derrière — écoute, je suis chez Tony, je décuve, t'as besoin de quelque chose ?
— Nan, besoin de rien. Tu fais quoi aujourd'hui ?
— Je d-é-c-u-v-e.
— Ah.
— Ouais.
— Bah, d'accord.
— C'est OK ?
— Ouais, c'est super OK.
— Bah... Ciao, alors.
— Ciao.

Il raccroche, et dans la foulée, j'envoie un SMS à Ben. Je m'excuse platement et lui demande quel est son programme aujourd'hui. Presque sur-le-champ, je reçois un GIF d'un gars qui fait des centaines de doigts d'honneur avec des centaines de mains qui lui poussent dans le dos. Je le regarde une dizaine de fois avant de finalement envoyer un SMS à Audrey. Un simple :
— Salut, ça va ?
Elle me répond dans la foulée :
— Salut mon petit lapin. Pouah... Je te dis pas bravo. Je suis avec Ben, il m'a tout raconté... Pomme... Fabien... Elisabeth... Mais qu'est-ce qui t'a pris ?
Je réponds :
— Je sais pas... tu veux qu'on aille boire un café ?
— Je voudrais bien, mais je dois d'abord gérer Ben, ça l'a mis dans un état !

Et moi alors ?
— Ensuite, elle t'a raconté ce qu'elle a dit à mon père, Elisabeth ? Je dois aussi prendre mon service. Vous êtes tous intenables. Je vous aime hein, mais vous êtes pénibles. Écoute, je te promets rien, mais je passe demain si tu es dispo.
— D'accord. — je rajoute un GIF avec une nana qui danse sous la pluie.
Elle m'en renvoie un sticker avec une maman qui secoue la main pour me gronder.

Je soupire en me disant que je peux au moins appeler ma mère, même si je suis pas hyper emballé par l'idée. Celle-ci répond du tac au tac :
— Eh bien !
— Salut.
— Tu vas bien ?
— Ça va. — Je pourrais dire que non, en vrai, je suis un peu au bout de ma vie — et toi ?
— J'ai un boulot de dingue ! Avec les fêtes, tout le monde me dévalise !
— Tu veux que je vienne t'aider ?
— Non, t'embête pas mon chéri, va t'amuser plutôt. Audrey commence bientôt. Et Thomas doit arriver, il avait prévu de m'aider...
— Thomas, le père d'Elisabeth ?
— Bah... oui.
Je serre les dents :
— Sale con, ce type.
— ED' !
— Hier, on a ramené Elisabeth qui était dans le mal, il nous a pourris comme des gosses de 16 piges.
— Oui, enfin... si cette gamine décérébrée arrêtait de faire connerie sur connerie, peut-être que son père serait plus cool avec les deux lurons qui l'ont ramenée... j'imagine ivre morte ?
— Elle était un peu mal, c'est tout.
— Je suis pas née de la dernière pluie.
— Ouais, bah, genre, lui, il se met pas dans le mal aussi.
— C'est pas pareil, tu verras quand t'auras des gosses.

J'éclate de rire pour éviter de lui rappeler ce qu'elle, elle considère comme de la bonne parentalité, et elle reprend, plus agacée :
— N'empêche que, elle est dans l'abus. Claude m'a raconté ce qu'elle avait dit à Toussaint... tu te rends compte ? Il y a des limites. Elle se met à dos tout le village ! Si tu veux mon avis, elle va très mal tourner.
Je fronce les sourcils, hargneux, et lance juste :
— Au fait, j'ai largué Pomme hier.
— AH BON ! COMMENT ÇA ? ELLE EST PASSÉE CE MATIN ET ELLE NE M'A RIEN DIT ! — elle marmonne ensuite pour elle-même — c'est vrai qu'elle avait l'air éreintée... mais j'ai mis ça sur le compte de la soirée... la pauvre — elle se remet à me parler — ET pourquoi t'as fait ça ? Elle était bien, cette fille !
— Attends, attends... elle était avec qui ce matin ?
— Hm... y avait le fils à Mimi avec.
Je me tais un instant, histoire de laisser son cerveau de ragoteuse faire les liens, et ça arrive :
— QUOI ! MAIS NON !
— Ah si, si, et depuis longtemps.
— J'Y CROIS PAS ! ET ELLE OSE VENIR CHEZ MOI AVEC SON PLUMEAU LÀ !
Généralement, l'insulte de "plumeau" m'est destinée, mais visiblement, la haine a changé de camp :
— Je suis désolée, mon petit chat... tu te sens pas trop seul ? Tu veux que je passe ce soir ? Ou tu viens à la maison ? J'avais prévu de manger avec Thomas, mais, tu peux te rajouter, hein.
Je soupire, hors de question :
— Nan, je vais bien, laisse tomber, va.
Une porte claque derrière :
— T'es sûr que ça va aller... ?
C'est pas une vraie question, la suite se précipite :
— Bon, je vais devoir te laisser par contre.
Et je demande, histoire d'être sûr que les gens changent jamais :
— Thomas ?
— Oui !
— Dis-lui de ma part que c'est un gros gland.
Et je raccroche, en l'entendant hurler. Non, je vais pas bien du tout.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant