Chapitre 31

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Chez son Père,

ELISABETH — J'ai réussi à me barrer de chez Ben avant que celui-ci se réveille. Je n'avais pas envie de me taper la routine habituelle du café en se regardant dans le blanc des yeux, de la proposition de film, ou de promenade, ou je ne sais quoi encore. J'ai un autre programme en tête, il est fait de pinceaux, d'huile, de toile et de revanche, mais aussi de coca glacé. Je pousse la porte de la maison et m'étire avant de me diriger vers le frigo.

Mon père est debout derrière la table et me fixe avant de demander :

« T'étais où ? »

Je suis éreintée, et je pars me vautrer dans le canapé avec mon coca :

« J'suis sortie. »

J'ouvre ma canette en fermant longuement les yeux :

« En soirée ?

— Beh, ouais. »

Quand je rouvre les paupières, le paternel est au-dessus de ma tête, l'air bien remonté comme une pendule prête à chier ses coucous :

« Et tu peux pas prévenir que tu sors ?

— Tu m'as vue prendre des fringues hier, tu te doutais que j'allais sortir, ah non, pardon, t'étais enfermé dans la chambre avec ta dulcinée. Excuse-nous.

— Excuse-moi d'avoir une vie structurée — il observe mes pieds, terreux à souhait — et pourquoi t'as pas de chaussures ? »

Je hausse les épaules :

« Je les ai perdues. »

Il ferme les yeux un moment :

« T'as perdu tes pompes ? Ou tu les as oubliées après les avoir enlevées ? Puis t'as l'air encore complètement déchirée. »

Je me redresse :

« Possible que je le sois encore.

— Et tu crois que c'est comme ça que tu vas t'en sortir ? »

Sa voix s'étouffe, et je me lève en gueulant :

« Eh ! Je suis sortie, j'ai pas — encore — quitté mon boulot je te signale !

— Ouais, sauf que te connaissant, t'as balancé tout ton fric dans des merdes à gober.

— À sniffer, en effet. »

Il s'étrangle :

« QUOI ? »

Il devient blanc et avant qu'il me lance une autre salve, je récupère mon sac et file m'enfermer dans mon atelier miniature. Je me pose sur mon pouf, je me roule dessus même. À demi affalée, j'ouvre mon sac et cherche mon carnet. Puis, je me redresse d'un coup et retourne mon sac à même le sol, et putain, je me souviens pas l'avoir sorti, ce fichu carnet. Je prends mon téléphone et envoie un message à Ben :

« Salut.

J'ai encore perdu mon carnet, il serait pas chez toi ? »

Quelques minutes plus tard, je reçois une réponse :

« Tu laisses déjà des affaires chez moi ? T'es une pressée toi.

Nan, j'ai rien trouvé.

Par contre t'avais le droit de boire un café, hein.

Sinon, trop cool cette nuit. À quand la prochaine fête chez le seigneur Benjamin le grand ? »

Je secoue la tête en virant mon sourire, et essaye de retracer les événements, jusqu'à ce qu'un choc sourd me propulse hors de mon pouf. Le son venant de dehors, je sors et contourne la bicoque. Sous la fenêtre, un animal se tord dans les herbes, et je tends les mains, je récupère des brindilles une jeune hirondelle, elle tient parfaitement dans mes paumes. Je l'approche de mon visage, et ses deux yeux noirs me fixent, tremblants. Elle cligne des paupières et allonge son bec sur mon pouce. Ses plumes sont si douces que j'ai l'impression de ne même pas la toucher. Je me penche pour mieux la voir, elle n'ouvre plus les yeux, et avec mon autre main, je tire sur une aile, j'ai du sang plein les doigts. J'effleure sa tête avec mon index, et l'oiseau s'affaisse. Elle est morte, le cou brisé.

Je rentre dans l'atelier, et la pose sur mon bureau d'appoint. C'est bête, et j'ai des tics dans les lèvres, mais il suffit d'un virage mal négocié et tout s'arrête, tout déraille et c'est le grand noir, l'extinction, le point final, le néant, c'est fini, plus de peinture et de matin frais, plus de vent dans les oreilles, ou de lumière sur les bras, non, plus rien de tout ça.

Des deux mains j'attrape ses ailes et la déploie. Les couleurs orangées de ses plumes ont déjà l'air de s'affadir, le corps si fragile et fin, facilement brisé, veut déjà se décomposer, disparaître, pour que l'on enterre cette existence. Non, vraiment, le vivant, nous ne sommes pas grand-chose. Pourtant, dans cet état d'avant l'oubli, la beauté est là, dans ce modèle statique, que je peux bouger à ma convenance. J'attrape une petite toile et me mets à croquer grossièrement la forme des ailes, de la tête et des pattes. J'applique ensuite des couleurs assez vives, pour justement préserver une image immédiate de l'après-mort, et pas un reliquat de décomposition. Je passe la soirée et la nuit à tenter de conserver cette image et finis par en faire plusieurs, des tas d'ébauches, plus ou moins achevées, qui chaque fois perdent en teinte.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant