Chapitre 72

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Dans Sa Caravane,

EDGAR — Elisabeth dit dans le carnet qu'il n'y a plus de sens aux choses quand tu dois mettre tes doigts dans la gorge de ton père pour qu'il vomisse. Elle dit aussi que la vie, c'est pas juste, mais que comme tout le monde dit ça, finalement, c'est peut-être juste. Elle ajoute que je suis pas comme tous les autres, que j'ai trop souffert pour l'être, et que ma musique a réveillé quelque chose en elle. Quoi ? Elle le sait pas. Mais c'est beau, selon elle, ça donne du sens, ça ordonne ce qui est en désordre, et maintenant, Pomme est devant la caravane, et moi aussi, je dois mettre de l'ordre dans le désordre.

Pourtant, j'ai pas envie de le faire, j'ai pas envie de l'affronter, surtout que tout ça, ça sert à rien, c'est inutile, c'est du vent. Mais, bien sûr, faut le faire, et je la laisse entrer, après avoir passé ma matinée à regarder les vidéos que j'ai tournées la veille. Surtout celle que j'ai discrètement prise d'Elisabeth.

Là, je fais semblant d'aller bien, j'écoute Pomme palabrer, insister pour aller aux Votives, faire la fête avec Fabien, Ben, Audrey, et sûrement Elisabeth, comme si le monde tournait toujours rond. Pourtant, le monde tourne plus très rond, plus depuis un moment en tout cas. Je suis même pas sûr qu'il ait un jour bien fonctionné, celui-là. Dans mon cas, c'est comme s'il se faisait malaxer continuellement, une sorte de pâte à pain, mais d'un genre dégueu, venant d'une de ces chaînes de boulangeries douteuses qui poussent partout.

Et elle, assise au comptoir, sirote ce café que je lui ai fait, en se plaignant qu'il est trop fort — normal, sur la boîte c'est écrit corsé — d'ailleurs, Elisabeth, je crois qu'elle l'aime avec du lait, son café, et penser à ça, ça me crispe, ça me force à enfoncer mon propre nez dans ma tasse sans moufter, parce que vraiment, je suis pas tout blanc non plus.

En vrai, être en face de Pomme là, ça me peine pas, non, mais je me sens arnaqué, c'est pas pareil. C'est un peu comme jouer à un jeu nul, et en prime, ton adversaire a planqué des cartes dans son slip, comme le dit Elisabeth, c'est pas juste. Sauf que ce jeu, cette mascarade, je la laisse tourner deux bonnes heures, et je sais pas pourquoi. Peut-être que j'ai besoin de voir toute l'étendue de la douille s'étaler devant moi, pour être sûr que le dessin qui se trace maintenant s'avère magnifique. Ou alors, parce que j'ai des regrets pour un passé qui, avec cette fille, a parfois été beau.

Mais finalement, quand elle me caresse le bras pour la énième fois, je sais que c'est bon, j'en ai ma claque, et sa voix, sa putain de voix, m'écorche les tympans :

« Tu sais, ça va vraiment être bien ce soir ! »

Je hausse les épaules en faisant mine de traîner sur mon téléphone, pour pas qu'elle voie que j'ai des tics nerveux sur les lèvres :

« J'ai pas envie. »

Je fais défiler les photos de son compte Instagram sans vraiment les regarder. Si, je reste devant celles de nous deux, et elles me répugnent :

« Edgar, t'as jamais envie de rien.

— Et alors ! Fous-moi la paix ! »

Elle serre son téléphone dans ses doigts, je crois qu'on a toujours parlé par machines interposées :

« C'est bon, calme-toi ! »

Elle hoche la tête, agacée, et reprend sur son sujet du jour :

« N'empêche, je suis désolée qu'on se soit disputés la dernière fois. »

Je soupire exagérément sans lui répondre, et elle reprend :

« Oulala, t'es de mauvaise humeur. Ça va, tu m'en veux, on a compris. Tu veux que je te fasse un truc à manger ? Pour me faire pardonner ?

— Mais non ! »

Puis ça me frappe, c'est immédiat :

« Ah si, en fait, j'ai faim.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant