Chapitre 100

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Aujourd'hui, Sur la Route,

ELISABETH — Edgar est mutique, il n'a plus prononcé un mot depuis que j'ai hurlé. Il ne répond plus à aucune de mes questions. Je me doute qu'il n'a qu'une hâte, c'est de finir le boulot et de quitter le navire. Tout le monde le sait, personne ne veut de ces existences, et moi non plus. Je voulais finalement la paix, vivre en paix, et maintenant je ne suis plus qu'un filet d'air nauséabond que tout le monde balaie du bout des doigts.

Mais il change soudain de direction, il remonte sur la L2, sans raison explicite. J'observe sans vraiment fixer mon regard, et sans chercher à comprendre notre destination. À vrai dire, je n'en ai plus grand-chose à faire. Mais quand, après avoir roulé un temps sur des routes plus resserrées, j'aperçois le panneau d'Allauch, je me redresse.

Dans ce village à l'air provençal, aucune âme n'est dehors, la nuit danse encore dans le ciel, et on continue de remonter sur des routes de plus en plus fines, dans des pinèdes de plus en plus reculées, jusqu'à ce qu'il emprunte un chemin de terre, et s'arrête après quelques kilomètres, en soupirant :
— Je suis sûr que c'est là...

Il sort, et je le suis.

Il ouvre les battants du coffre de la camionnette, et une odeur de fer fait disparaître les senteurs de résine des pins. Il tire sur le rouleau de toile, et j'attrape l'autre extrémité. À deux, on sort le corps sans un mot, et il m'indique un sentier presque invisible, qui traverse pêle-mêle des buissons épineux.

La difficulté de marcher là, en pleine nuit, en se grattant les coudes dans les ronces, est terrible, mais je ne bronche pas. Puis enfin, on arrive, essoufflés, devant un trou dans un pan de roche qui crache un courant d'air glacé. Edgar me fait signe de poser le paquet et tire sur une grille en métal qui bloquait l'entrée. Puis on ressoulève David et on se remet en marche. Je trébuche à plusieurs reprises en pénétrant dans le goulot. Je comprends assez vite de quoi il s'agit, en voyant des rails au sol et d'autres outils abandonnés. Automatiquement, je repense à l'histoire du pull-over rouge. Ce n'est pas un plan des plus bêtes, même si le meurtrier a fini exécuté.

En tout cas, c'est la première fois de ma vie que je visite une mine abandonnée, je ne savais même pas qu'il était possible de trouver encore ce genre de lieu, accessible, et j'aurais voulu visiter cet endroit dans d'autres circonstances, sans un cadavre sur le dos. Pourtant, je me laisse aspirer par le peu de couleur rougie sur les murs que j'aperçois quand Edgar illumine les parois avec son téléphone. Les strates superposées les unes sur les autres forment comme des paysages naturels tracés à même la roche, et par moments, des failles scintillent, remplies de cristaux.

Les dédales de cet endroit sont immenses, j'ai l'impression qu'on s'enfonce droit vers le noyau de la Terre, et que mes jambes ne vont pas tarder à se mettre à bouillir. Et c'est seulement après une bonne heure de marche éreintante dans la boue, et d'innombrables pauses dans le creux du monde, qu'Edgar s'arrête. On dépose la dépouille dans l'argile, et je souffle comme un bœuf. Il me montre un trou dans le sol, rempli d'eau, et je demande :
— C'est quoi ?
— Un puits. Faut espérer que ça descende assez.

Totalement affaibli, je me laisse tomber par terre et me recroqueville sur moi-même. C'est comme si mon corps me lâchait d'un coup, et je suffoque, dans ce lieu chargé de poussière irrespirable. Mais Edgar, il s'en moque, il déroule les toiles et commence à déshabiller David. Il ramasse toutes les pierres qu'il trouve autour et les place sur le cadavre, en veillant à ne pas toucher au bras. Puis il enroule ensuite le tout dans le tissu, et avec le jean et la chemise de David, il lie les extrémités, comme un sac. Voilà, David est devenu un bonbon. L'image amplifie mon malaise, et Edgar pousse le corps avec difficulté jusqu'au puits, en lâchant des injures, avant de le balancer dedans.

David coule dans un pêle-mêle de bulles, qui continuent même après la disparition de la forme dans les profondeurs. Edgar, au-dessus du puits, éclaire le fond avec son téléphone et continue d'observer les remous, les yeux plissés. Il faut une éternité pour que l'eau redevienne limpide. Edgar acquiesce devant lui-même, avant de venir se planter devant moi :
— On bouge.

Je serre mes genoux contre moi.
— J'peux pas...
— Tu peux pas quoi ?
— J'peux pas me lever !
Je fixe le puits, je vois David ressurgir, avec la dégaine d'un zombie, et m'attraper par la cheville pour me balancer dans le puits. Je me recroqueville davantage et me blottis contre un des murs. Mourir noyé, c'est terrifiant, manquer d'oxygène et sentir ses poumons se ratatiner, c'est impensable, et Edgar s'offusque, hurle :
— Tu te fous de moi, là ?
Je baisse la tête et la cache entre mes doigts :
— Non ! Il va venir me chercher ! Je peux pas sortir !
— Si ! Si ! C'est ce que tu vas faire ! T'as pas le choix !
— Nan, j'ai pas le choix ! J'en sais rien moi ! Toi, t'as qu'à partir. Moi, je dirais rien. Toi, t'as qu'à faire tes trucs, et moi... bah moi... bah j'ai qu'à me foutre dans le trou.

Je fixe le puits, qui a l'air de se mettre à bouillir, et je commente nerveusement :
— On devrait l'appeler le trou des enfoirés ! En fait, c'est la porte des enfers, ou un truc dans le genre !

Il m'attrape par le poignet et tente de me relever de force. Je me rebiffe et résiste en plantant mes pieds dans le sol :
— Tu vas pas me faire le coup de la martyre, hein !
— C'est pas la martyre !
— ET C'EST QUOI ALORS ?
— J'en sais rien, mais je veux rester là ! Là, je suis bien là, contre la pierre !

Il me lâche et se met à faire les cent pas devant moi, les mains dans les cheveux :
— Qu'est-ce que j'ai pas fait pour toi... qu'est-ce que j'ai pas fait pour toi !

Je reste mutique, prostré dans mon coin, et il demande, la mine défaite :
— Je te laisse, c'est ça ? Faudrait que je te laisse ?

Il frotte son visage avec ses mains, avant de se mettre à gesticuler dans tous les sens :
— Tu peux me traîner dans la merde ! C'est OK ! Tu l'as bien vu ! Mais... me lâche pas... en fait.

Je ne sais plus quoi dire, et il se laisse tomber à genoux devant moi. Il s'agrippe à mes mollets, et souffle, les yeux grands ouverts :
— Je vais devenir dingo...

J'enfouis ma tête dans mes genoux :
— POURQUOI J'AI FAIT ÇA ?

Il étouffe un nouveau sanglot :
— Mais moi je m'en fiche... moi je m'en fiche ! Y a que moi qui sait ! Et moi, je m'en fiche ! Je suis là, je serai toujours là ! J'en ai rien à foutre de ce que pensent les autres...

Il glisse son visage sur mes genoux, s'agrippant encore plus à moi :
— J'ai besoin de toi, je te jure, j'ai besoin de toi. T'es malade, mais je peux t'aider, tu le sais, je vais t'aider !

Soudain, cette relation, qui me paraissait si saine, m'effraie au plus haut point. J'ai l'impression d'avoir finalement bousillé quelque chose de plus profond, et je marmonne :
— Elle avait raison, Pomme, je vais te rendre dingue.

Il lève la tête et m'observe un instant, avant que sa face ne se déforme et qu'il crache :
— C'est n'importe quoi. C'est pas ça ! Tu vois pas... t'es une sorte d'idole pour moi, mais c'est pas de la folie tout ça, c'est juste que t'es comme ça ! On peut t'aider ! Je te jure ! T'as qu'à croire que j'ai vrillé ! T'as qu'à me rire au nez, JE M'EN FICHE, tu te rends pas compte de ce que t'es pour moi... tu te rends pas compte de ce que tu es... malgré ça.

Je refuse de le suivre, et il se lève, continuant d'hurler à tout-va :
— Tu me chies à la tête, en fait... mais t'es arrivé dans ma vie, et t'as foutu de la lumière partout, et même s'il y avait du sang sur les murs, même si... ça en valait quand même la peine... j'ai réfléchi, hein, j'ai beaucoup réfléchi dans la voiture... mais je peux pas te laisser !

Il ponctue ensuite :
— Et j'ai pas débloqué au point de pas me rendre compte, hein, crois pas ça ! Je te hais pour ce que t'as fait, je te hais, t'imagines pas. Je te hais parce que t'as pas pensé à l'après que tu nous offrais. Mais je suis qui pour dire que t'avais pas tes raisons ? Je suis qui, hein ! Je suis pas un putain de garant d'une putain de morale imaginaire ! Qu'est-ce que j'en sais si des hommes méritent de crever, immédiatement, et d'autres non, et le pourquoi du comment, qu'est-ce que j'en sais ! Puis ! C'est pas ta faute ! C'est que tu tournes plus rond ! Mais c'est pas grave, hein ! Ça arrive ! On y peut quoi ? Maintenant, t'as peut-être des regrets, bah, avale-les ! C'est pas toi qui dis que tous nos souvenirs pourraient être des mirages sans qu'on s'en rende compte ? Bah t'as qu'à te dire que c'est un mirage ! Que c'est du flan, un rêve qui s'est mélangé à la réalité, J'EN SAIS RIEN ! Mais, MERDE, viens avec moi... on fait comme si de rien n'était... j'en sais rien, moi... »

Tout ça est si flou, les frontières entre ce qui est tolérable et ce qui ne l'est pas se sont déformées. Je me relève sans un mot, en tenant ma tête qui me fait souffrir.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant