Chapitre 36

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Quelques Semaines Plus Tard, Dans une Galerie,

ELISABETH — J'ai passé près de deux semaines à retravailler mon portfolio depuis la soirée chez Ben, et c'est aujourd'hui que je me décide. Ce bled ne comporte aucune galerie, par contre celui d'à côté en a une. Et après le boulot, je compte bien y pointer mon nez.

À ce que j'ai vu sur le site web de la galerie — qui a l'air de dater — la liste des artistes qu'ils représentent est colossale, avec une variété de techniques et de styles hyper éclectiques — ce qui est mauvais signe.

Mais bon, ce n'est pas un loueur de cimaises — c'est bien la pire chose qui puisse exister dans ce milieu. Des connards que vous, artistes, devez payer pour exposer, sans aucune garantie de vendre. Disons les choses clairement. C'est une arnaque pure et simple, encore des malins qui veulent se faire du fric sur notre dos, des sangsues assoiffées d'oseille, anti-art. Oui, ces gens sont des ennemis de l'art, doublés de maîtres du mauvais goût, c'est bien clair ? — bref, dans ce cas, c'est une galerie de village, et moi, je suis persona non grata à Marseille. Même si cet endroit que je vais visiter expose des artistes qui disent : « Mais moi, je suis autodidacte, parce que les beaux-arts, c'est mainstream et ça forme à l'art contemporain de toute façon. »

Notez la mauvaise définition ne serait-ce que du mot contemporain — ces gens, eux aussi, sont des ennemis de l'art, mais encore, eux, c'est par bêtise, pas par perfidie. Je respecte ceux qui acceptent la multitude de chemins et de possibilités, pas ceux qui vomissent leur frustration sur les autres d'avoir été refusés au concours des écoles prestigieuses, et qui n'ont donc pas sué des larmes de sang pendant leurs études dans la fosse aux lions. Parce que les beaux-arts — ouais, je m'y connais, je peux me permettre ce ton aigri — ce n'est pas la cour de récré, avec des gommettes à coller sur un cahier, non, ici, c'est la croix et la bannière, là-bas on vous met en miettes, et ensuite on vous retourne la peau, pour vous dévoiler. Mais pour survivre à cette opération chirurgicale de grande envergure, sans doliprane ni morphine, il faut sacrément douiller, et j'en ai vu plus d'un rester seulement de la chair à pâté — dont une qui a fini à l'asile le cerveau bouilli.

Il n'empêche, qu'aujourd'hui, en ravalant ma salive, j'ouvre la porte vitrée de cette galerie, qui a, il faut le reconnaître, une belle gueule. C'est différent, surtout à côté de celle de David, et de son fameux — perfect — white cube. Ici, les murs sont en pierre et les cartels notés au stylo bleu sur des bouts de papier patafixés, et les prix divisés par dix. Mais c'est ainsi — de toute façon David ne m'a jamais exposé. Je dois donc mériter les cartels patafixés, et en pensant ça, je serre ma main plus fortement sur mon sac en bandoulière. C'est marrant, quand il s'agit d'art, je ressens toujours ce tourbillon, qui me met au bord du gouffre, contrairement aux généralités de la vie. Je crois que je souffrirais plus si l'on salissait mon travail que si mon père mourrait dans un accident de voiture — OK, non, j'en sais rien. Il n'empêche qu'à ce moment précis, j'ai du mal à faire un pas droit sur le sol en carrelage.

Ce que je pense être la galeriste, derrière sa monture rouge — vraie originalité, ou fausse, mystère — m'adresse ce sourire, celui qui pose cette question : comptez-vous acheter un de ces chefs-d'œuvre, ou vas-tu me casser les couilles en essayant de me vendre tes merdes d'artistes.

En parlant de chefs-d'œuvre, la plupart des toiles ici sont des marines, balayées au couteau. Ça avait son charme dans les années 50, et encore, à cette époque Manzoni et Duchamp rendaient la partie houleuse pour ce genre de pièce — qui font un très bon effet dans un salon ou dans une cuisine en provoquant seulement cette réaction au bord des lèvres : « Oh, c'est joli. »

Alors que Manzoni, nous faisait déjà dire : « Mais c'est quoi cette merde ? » Je l'imagine répondre : « La mienne, eh ouais. »

J'évite de rire nerveusement à mes pensées qui bondissent, et je fais le tour de la galerie. C'est vite fait, c'est petit, ou ça paraît petit avec la pierre brute conservée — voilà donc à quoi sert le white cube. Je reste planté devant un tableau, je passe en revue les quelques bateaux dans le paysage, qui même eux, se font gravement chier.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant