Chapitre 52

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ELISABETH — Le profil coupé au fil de Fabien se crispe, et il crache ces mots comme si ça lui demandait un effort surnaturel :
« Merci. »
Il ne faudrait surtout pas qu'il ait deux mots à dire.
« T'inquiète. »
Il ne faudrait surtout pas que j'aie deux mots à dire.

Ben nous rejoint avec deux verres à la main, et m'en donne un. Il s'assoit de l'autre côté de Fabien, en lui tapotant l'épaule.
« Ça va mon poulet ? »
Fabien grimace sans répondre, et Ben rétorque :
« En tout cas vachement bon ton cheval. »
Ça arrache un rictus amer à Fabien et je me lève, dans l'espoir de glaner un bout à Michel et de goûter ce fameux canasson.

Une fois devant l'homme rougeot, qui continue avec l'aide de Claude à dépioter ce qui s'apparente à une cuisse gigantesque sur une table en plastique grisâtre, je réclame ma pitance, et Michel me taquine :
« Ah, la saleté a faim — je trouve que ce surnom me va à ravir — te manque la paire de couilles, et bientôt tu vas aller à la chasse avec nous alors. »
Je lève les yeux au ciel en souriant de travers, avant de répondre :
« Ouais, ma paire de couilles, je la sens, elle est en train de pousser. »
Ça provoque un fou rire aux vieux, et j'attrape une des assiettes en carton. Je choisis celle avec des dessins de sapin de Noël, et Claude me jette un monumental bout de bidoche dedans. Je vais pas me plaindre, j'ai vraiment la dalle, et besoin d'éponger ce que j'ai bu.

Je veux rejoindre la table, et j'ai du mal à traverser la foule qui se fait plus nombreuse. J'arrive à esquiver de justesse plusieurs gosses qui courent en riant à s'étouffer, et une fois assise, j'attaque mon gueuleton sans un mot.

C'est Audrey qui finit par me sortir de mon repas en me tapotant sur le haut du crâne. Fraîchement arrivée, elle me fait la bise, en me pelotant les épaules, avant de, comme à son habitude, aller se coller à Fabien pour lui offrir des risettes en lui triturant les genoux, avec cet air désolé qu'elle sait porter sur son visage impeccable. C'est plus de l'amour qui dégouline de son corps velouté, mais de la vénération à ce niveau-là. Heureusement qu'elle a loupé le chapitre où le Don Juan pleurait à chaudes larmes devant son poney en kit.

Personne n'ose évoquer la partie abattage de la bête, ils se concentrent plutôt sur la beauté de la chute et l'héroïsme d'un Fabien qui a évité un sabot dans le crâne. Mais c'est mieux ainsi. Je crois qu'il est préférable de conserver le moment tripes et boyaux sous clé avec Edgar. Lui, d'ailleurs, il n'est pas très présent, et a l'air d'encore accuser le coup de notre beuverie secrète, et ça aussi, c'est bien de pas l'étaler sur la table, mais de se concentrer sur notre bouffe en paix.

Sauf que ce soir, c'est pas vraiment simple d'être tranquille. Des gamins virevoltent dans tous les sens, et s'emmêlent dans les pieds de ceux qui sont sur leur passage, jusqu'à échouer dans nos jambes. Tout ça, c'est certainement à cause de Ben qui connaît les parents et par extension leur progéniture, qu'il ne se gêne pas de faire tournoyer dans les airs quand ceux-ci l'encouragent, ou s'accrochent comme des araignées vivaces à son dos.

Mais celui qui se réjouit le plus de cette présence insupportable, c'est Edgar, qui finit par s'asseoir par terre et gribouiller avec eux, avec trois crayons et deux feuilles. Je trouve cette image étrange, c'est comme s'il avait rapetissé, dans son apparence, et dans sa tête, surtout quand il se met à mimer volontiers des avions ou des voitures avec des pierres. Il s'y croit tellement que Pomme doit parfois le rappeler à l'ordre.

Moi, j'étais plutôt tranquille, jusqu'à ce que deux petites filles collées dans le dos d'Edgar, se mettent à me fixer avides. Edgar sourit en continuant de chuchoter dans les jeunes oreilles qui frétillent. Puis l'une des deux, à pas serrés, se plante devant moi et me lance :
« Salut. »
Avant de venir se rouler dans mes jambes. Elle se liquéfie sur mes genoux par tous les orifices de son visage. Et je sais ce qu'elle fait. C'est une technique d'approche stratégique : je te colle mes substances dessus et tu deviens mon jouet pour la soirée. Je remonte mes bras en l'air pour éviter d'être trop touchée par la créature miniature, j'ose à peine respirer, de peur d'énerver l'animal qui me prédate.

Manque de bol, l'autre gamine, que je n'ai pas vue arriver, se pose à côté avec un tas de feuilles entre les doigts, et celle qui me bavait dessus finit son boulot et me grimpe sur les jambes pour s'asseoir sur moi, verrouillant ainsi son emprise. Je cherche dans la foule quelqu'un qui pourrait ressembler au parent de ces deux-là, et personne ne se manifeste, j'imagine qu'ils ont tout aperçu, mais qu'ils n'interviendront pas, me laissant à moi l'immense privilège de divertir quelques instants leurs gosses suintantes de morve.

Les deux petites, dans des positions bancales, se mettent à dessiner sur leurs papiers en les soutenant avec un abécédaire d'animaux — Deleuze sera ravi de voir que le C est éternellement destiné au chat. Bon, il faut reconnaître qu'elles s'appliquent, et grattent avec dévotion en étalant la couleur sans se soucier. L'une, qui s'appelle Laura, finit par me tendre une de ses œuvres :
« C'est toi dans ta maison. »
Ah, c'est sûr qu'elle est jolie ma maison, trois étages, rouge, des fenêtres roses un peu partout, et un toit bleu, car selon l'autre, Clara, un toit ça devrait toujours être bleu car ça touche le ciel. Je me crispe en me disant que c'est pas plus con que ça en soi, et je m'approche pour mieux contempler ma tête derrière une vitre avec un sourire jusqu'aux oreilles. Elles sont gentilles de me voir si radieuse. Et pour clore le tout, dans le champ, trois chevaux, sûrement Tatin, Macaron et Frangipane, finalement aux apparences de sucrerie.

Ensuite, la plus grande me plie le dessin en quatre et je l'enfonce dans la poche de ma canadienne. J'aime assez ça, je crois même que c'est la première fois que l'on me tire le portrait, et en soi, c'est plutôt plaisant. Tout ça me rend plus attentive à ce qu'elles font, et elles se remettent à leur ouvrage, en bavassant, et même en débattant d'un sujet très sérieux : Sur l'encolure des chevaux, le crin tombe droit ou en frisette ?

Fatou, une autre copine, a dit à Clara que parfois on leur faisait des tresses, c'est pour ça que c'est frisé. Oui mais l'autre, Laura, affirme avoir déjà vu un poney qui faisait des frisettes naturellement. Alors, peut-être que c'est possible. Elles doutent maintenant. Finalement l'une d'elle conclut que ce n'est que sur les étalons noirs que ça peut se produire. Et pourquoi donc ? Le cheval blanc aussi, sûrement. Mais comme personne ne sait, elles abandonnent finalement la discussion, dans des onomatopées.

L'une d'elle relance un sujet finalement, elle raconte une histoire, sans trop se soucier. Sa tatie, à la p'tite Clara, sa chienne est morte en faisant les bébés, et les bébés sont morts aussi. Elle se plaint : c'est nul, parce qu'elle voulait un chien. Laura la rassure, sa chatte, Tulippe, a fait les bébés elle aussi, bon, deux sont morts aplatis parce que la chatte les a étouffés avec ses fesses et que Papy a marché sur un autre. En outre, Laura décrit, c'est moche un chaton écrasé, ça fait comme une figue que tu presses entre tes mains, ça éclate et la chair rouge et sucrée sort de tous les côtés.

Mais ça, à la rigueur, c'est pas grave, maintenant il est au ciel des chats, avec ses autres frères et sœurs chatons. Par contre, ce qui intéresse plus les gamines, c'est ce qu'il advient des autres. D'ailleurs si les parents de Laura en veulent, il reste un tigré et un blanc, et ce serait bien de les donner, sinon ils finiront mal. Mais la petite Laura, au lieu de réfléchir à son nouveau compagnon s'illumine à cause d'une impossibilité qui vient de lui sauter à l'esprit :
« T'as déjà vu un cheval tigré ? »
Hochement de tête, les couettes battent dans le vent. Il n'est pas question de zèbre, mais bel et bien de canasson croisé avec un tigre. Et le défi est lancé, il faut absolument dessiner un cheval tigré. Elles s'y mettent avec énergie, et les jugements sur les œuvres en cours vont bon train, et non, les deux s'énervent, parce qu'un cheval c'est pas comme ça, on dirait un éléphant, on se chamaille un peu, mais personne n'a jamais vu d'éléphant du haut de ses quatre ans, alors l'abécédaire est ouvert, et les pages sont tournées de manière frénétique, jusqu'à constater qu'effectivement, la proposition de Laura ressemble à un éléphant et celle de Clara, à un animal encore non identifié.

Les deux se mettent à râler, et quand on s'agace à cet âge-là, on se tourne vers celui qui, normalement, sait. Sauf que le seul adulte qu'elles ont actuellement à leur disposition, c'est moi. Elles m'observent toutes deux comme des merlans frits, et je pense qu'elles se demandent si cette fois, l'adulte un peu benêt qu'elles ont alpagué pourra leur venir en aide — à vrai dire, elles ont l'information. Laura me tend un crayon, en pointant Edgar au loin du doigt :
« Lui, il a dit que tu savais faire des dessins. »
Lui est un traître, et en me voyant prendre le crayon, avec un air mauvais, il sourit de toutes les dents qui lui restent. Bien sûr que je vais leur tracer leur cheval, et même que je vais faire des portraits de ces gamines qui me paraissent soudain moins hideuses et gluantes. Je me surprends à aimer esquisser leurs joues anormalement potelées, et travailler sur ces nez en trompette en modèle réduit. Des ébauches de leurs visages, j'en fais même plusieurs, et ça rend les petites hystériques, qui me scandent à coups de :
« Encore ! »
J'obtiens même un titre de leur part :
« La magicienne. »
Et j'ai enfin le public que je mérite, pour deux individus miniatures, je suis même le Houdini du crayon. C'est à la fois pathétique, et pourtant ça me gonfle le cœur. Mais à force de leur tracer des ébauches, on arrive vite à court de pages. Clara, pas tombée de la dernière pluie, finit par récupérer les papiers qu'elles ont gribouillés avec Edgar, qui a maintenant disparu.

Elle me tend une des feuilles déjà utilisées, en me disant que sa maman dit toujours qu'il faut dessiner au dos au lieu de lui bouffer toutes les ramettes du bureau. Sauf que le dessin sur la première face de la page, il me fige sur place.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant