Chapitre 80

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ELISABETH — Mon père n'est pas encore rentré, et je stationne la voiture dans son garage, bien au chaud. Une fois sortie, je fais le tour de la bagnole et constate une griffure au niveau de l'aile, que j'ai certainement faite en descendant chez Edgar sur ce chemin caillouteux.
Là, je suis morte, mais tout de même, je peux tenter de nettoyer le tout en express, ou du moins le plus gros, histoire de ne pas en rajouter à mon compte des merdes en série. Je frotte bêtement avec mon pouce, et rien n'y fait, la marque reste bien là, et mon père creusera un trou dans le fond du jardin pour m'y mettre. Bref, j'ai foutu le feu à toute possibilité de paix entre lui et moi. Est-ce que c'est grave ? Non. Est-ce que je me sens mal pour ça ? Sûrement, mais c'est peut-être à cause de l'odeur de renfermé qui tourne dans l'air.
Edgar, qui est aussi sorti de la voiture, s'appuie sur le capot et souffle bruyamment, en se tenant le ventre. J'ai bien l'impression qu'il est sur le point de faire une galette sur le pare-brise, et je demande :
— Tu vas gerber ?
Il hoche la tête, les yeux ronds, en ravalant sa salive, et je l'attrape par le coude, parce que j'ai vraiment pas envie qu'il redécore la caisse.
On traverse la maison en vitesse, et je le traîne jusqu'à la salle de bain. Il se met à genoux devant les toilettes pour vomir. Je m'assieds à même le sol, à côté de lui, en lui malaxant d'une main les omoplates. J'hésite à lancer une phrase du style :
— C'est mieux dehors que dedans.
Mais je me ravise en me souvenant que je hais aussi entendre ça. J'attends qu'il finisse en silence, même s'il doit s'y reprendre à plusieurs reprises. Je lui passe les doigts sur son front humide pour dégager ses cheveux, je les loge derrière ses oreilles, et il a de la chance, lui, il a un peu de place là.
C'est presque un instant reposant finalement, l'inquiétude s'est évaporée, la peur, la trouille, la vraie, elle aussi s'est effacée. Entre les murs de carreaux bleus, les joints noircis, et cette odeur omniprésente de dentifrice extra mentholé, la paix s'est fait de l'espace. Je sens que mon souffle est canalisé, stable, et ça me fait du bien, même si le sol me fait un mal de chien aux rotules.
Edgar, lui, s'arrête un moment de vomir, puis se remet à toussoter sombrement. Son ventre produit des sons de torsion qui doivent être bien douloureux, et puis, il crache une masse qui résonne en plongeant dans l'eau. Il se redresse, surpris, pour fixer le fond de la cuvette où nage un classique mélange de bile et de pain prédigéré. Je m'avance aussi, avant de me souvenir, et je plonge ma main dans les toilettes en retenant mon propre estomac. Edgar essaye de me rattraper le coude en gueulant :
— Ah ! Non ! Mais qu'est-ce que tu fous !
Et je ressors l'objet de curiosité, le caillou avalé plus tôt, qui devait lui broyer le bide. Edgar gonfle les joues, encore plus dégoûté, et je demande :
— Je peux le garder ?
Il plisse les yeux avant d'acquiescer en haussant les épaules.
Je me relève en veillant à ne pas balancer de vomi partout, et je crois reconnaître un morceau de saucisson entre mon pouce et mon index. Fameux. J'essaie de ne pas humer l'acidité que ça dégage, et me lave les mains à l'évier. Je frotte ensuite MON caillou avec du savon en commentant :
— Le caillou qui a vu les tréfonds.
J'entends Edgar glousser, en murmurant :
— Le premier d'une grande collection.
Il tire la chasse et me rejoint pour se rincer la bouche. Je lui propose ma brosse à dents pour un petit coup de fraîcheur. Je l'observe devant le miroir se remettre en état. Il s'attelle à se jeter de l'eau sur le visage, en replaçant ses mèches de cheveux détrempés derrière ses jolies oreilles rondes. Il gonfle les joues, en s'analysant, avant de se faire une grimace et de commenter :
— Sale trogne.

Je souris en hochant la tête et fais de même avec mon visage. Je me regarde méticuleusement dans la glace, j'essaye de tirer sur mes bajoues, dans l'espoir lunaire que ce geste fera disparaître mes cernes, et laissera ressortir un peu mes yeux plus enfoncés que d'habitude dans mes orbites. Puis je commente :
— Tu trouves pas que je ressemble à un poisson ?
Il m'envoie un regard dubitatif, avant de demander :
— Comment ça ?
Je montre de l'index mes yeux :
— J'ai des yeux globuleux.
J'ai toujours haï ce trait-là de ma figure, ça me donne une mine constamment étonnée, surprise. Edgar commente, sûr de lui :
— Non, je trouve pas, c'est sûr que t'as de grands yeux, mais t'as pas une tête de poisson. C'est ça, un poisson.
Il resserre ses lèvres et produit plusieurs bruits de bulle, avant de hocher la tête par la négative, pour reprendre :
— J'ai toujours trouvé que t'avais un visage froid, genre, on sait jamais ce que tu ressens.
Je lui lance une grimace outrée, et il se rectifie :
— Nan ! Mais c'est pas méchant ! J'aimerais bien être comme ça aussi.
— Impassible ?
— Carrément.
Je souffle par le nez, en murmurant :
— Nan, ça serait nul...
Il s'adosse au lavabo en observant le sol, et je me laisse aller à me coller à son épaule. Il relève le museau et me sourit, de ce rictus caractéristique et nerveux. Je vois bien qu'il cherche ses mots, qu'il se casse la tête à vouloir s'expliquer de je ne sais quoi. Mais à quoi bon ? Tout ça n'a d'importance que si on en donne.
Moi, ce qui m'intéresse, c'est la lumière faiblarde qui bute sur son nez, les gouttes qui dégringolent de ses cheveux en l'air, mais aussi de passer une main dans son cou, pour me rappeler des sensations d'hier.
Lui, c'est statufié, pourtant il fait mine de tenir son cap, et j'aime quand il joue cette comédie. Sa peau n'est pas douce, elle est grumeleuse, elle existe, et il emballe son bras autour de mes épaules, sans assurance, en me fixant, alerte. Je me demande s'il craint la suite ? Est-ce que moi, je la crains ? Pas vraiment.
Sa respiration connaît des accidents de souffle, et la mienne s'envenime. Je glisse pour me retrouver en face de lui, j'entrouvre la bouche proche de ses lèvres pour lui voler un peu de son air mentholé. Je sens en lui des secousses, j'aimerais savoir ce qui s'y passe, j'aimerais expérimenter toutes ses émotions que je ne fais qu'effleurer, le fendre en deux et me faufiler dans son corps, pour une fois piloter cet être, et comprendre.
Une de ses mains s'aventure, elle s'emmêle dans mes cheveux, les doigts noueux se perdent et se figent quand j'avance encore ma bouche près de la sienne. Le temps connaît un arrêt, sous cette lumière jaunie. Des moments comme ça, ils ne sont pas nombreux, et ils me font bouillonner le cœur, ils hachurent mon souffle et me font frémir, jusqu'à ce qu'enfin, j'heurte de la peau, puis maintenant une langue, et qu'ensuite, je puisse explorer chacune de ses dents, et même celle qui manque. J'inspire du chaud, et de l'humide, du bois, et du tabac, de la menthe, beaucoup de menthe, et je ferme les paupières, je me laisse emporter par des intuitions.
Mes doigts naviguent sur lui, frêle et tremblant, je les glisse sous son tee-shirt. C'est toute une ossature que je découvre du bout des pouces, je tournoie sur un ventre creux qui subit sa respiration asynchrone. Toute cette émotion qui le traverse, elle découle sur moi, elle nourrit quelque chose de mort, elle enflamme ce qui est pourri, ce qui s'enlisait, et je me soude à sa personne.
Je saisis sa main, et je la fais passer sous mon tee-shirt. J'aimerais qu'il empoigne cette chair, qu'il la prenne et peut-être même l'abîme, peu importe, mais qu'il en fasse quelque chose. Et je déboutonne son treillis.
Lui, il a un sursaut, et par la même occasion me pince un sein. Ce qui me motive à enfoncer ma main dans son caleçon. Je me précipite, mon sang-froid s'est fait la malle, des fils se tendent jusque dans les moindres tréfonds, mes cuisses me font souffrir et j'arrive à attraper son pénis en érection. Je baisse les yeux pour tenter de l'apercevoir, mais une bouche percute la mienne et me fait redresser la tête.
Mon autre main rejoint la première, et mes pouces, contraints dans le tissu, tracent une carte mentale des routes sinueuses que les veines suscitent. Je relève la peau, je la redescends, et je me fascine pour ce qui se cache là-bas : les couleurs, les teintes, les rainures, j'ai besoin de savoir, j'ai besoin de tous les éléments de sa personne. Qu'est-ce qui fait de lui : lui. Et tout autour de nous, devient flou, peu importe les couleurs de notre paysage, à ce moment-là, tout ça n'est que du noir et du blanc sans intérêt, et mon esprit tournoie, oh, ça qu'est-ce qu'il tournoie.
Alors que sa tête part se caser dans mon cou et qu'une de ses mains s'agrippe à l'ouverture de mon jean. Je me sens propulsée dans des besoins plus vitaux que ça. C'est plus fort que moi, c'est une autre quête qui s'amorce. Je lui échappe. Je remonte son tee-shirt, m'accroupis à même le tapis de bain crasseux, et je parcours son torse des yeux. J'étudie chaque mouvement, la manière dont ses côtes strient sa chair, la façon dont les poils noirs sont implantés, le tracé du ventre, puis sa peau marbrée, et son nombril qui troue cet espace. Tout ça me propulse dans des ébauches rapides, j'ai besoin de noircir les pages. Et j'effleure son pubis avec mon nez en tirant par la même occasion sur son treillis et son caleçon.
L'objet que je dois coûte que coûte voir maintenant, vient se loger sur le bas de ma mâchoire, d'un coup d'œil je m'arrête sur la teinte pastel de sa base, élancée, je recule pour apercevoir le gland que je découvre méticuleusement avec mes doigts. Gonflé, au point d'en perler, il a de douces rondeurs, je glisse ma langue dessus. Entre mes lèvres, c'est sans aspérité. J'enfonce ma bouche plus loin, je suis chacune des nervures, et dévore la chair salée. Je m'enivre de l'exploration, de la nouveauté, du sujet que je peux avoir pleinement. Mes cuisses s'entrechoquent, et je pourrais vriller là, à même le sol, mais ce serait gâcher.
Puis un sifflement plus haut, me fait lever un œil, et je l'entends geindre. Sa cage thoracique ondule à un rythme effréné, j'ai même l'impression qu'il suffoque, là, accroché des deux mains à l'évier. J'ai soudain l'impression de faire une bourde, de ne pas avoir mesuré pleinement les signaux de l'autre, et je tombe dans un tourbillon de contradictions, où je suis devenue une sorte de bourreau. Ça me crible de spasmes, j'ai les tempes en feu. Je suis maintenant persuadée que j'ai du mal à évaluer, que ce n'est peut-être pas du plaisir, mais de la souffrance, et sans attendre, je me relève.
Il m'observe, les paupières grandes ouvertes, en conservant un sourire contracté, et il lance sans préambule :
— T'es belle.
Je garde la moue en serrant les dents, pour éviter de me marrer, sans savoir quoi faire maintenant. Je crois que, de ma vie, je n'ai jamais reçu de tels compliments après avoir exécuté une fellation aussi douteuse.
Je n'arrive plus à savoir quoi faire, et j'attends un signe, un geste, peu importe, mais quelque chose qui me fera avancer ou rebrousser chemin. D'habitude, c'est plus simple. Les hommes que je croise sont toujours fiers, ils tentent de mener le jeu, d'avoir, de consommer, et peut-être de conserver, avec parfois une vieille disquette du genre : « C'était pas mal, hein. » En plus de ça, ils n'ont aucune gêne à donner leur anatomie, à la fourrer partout, sans préambule. Là, ça a de l'importance, tellement, que je me sens instable sur mes appuis, je vacille de ne plus savoir quoi faire, et lui, se met à grimacer sévèrement avant de dire :
— Est-ce que je peux te demander un truc ?
J'acquiesce et, au même moment, plus loin dans la maison, j'entends un claquement. Edgar et moi, on se fige complètement. Je tends l'oreille, en m'approchant à petits pas de la porte. Dans l'entrebâillement de celle-ci, l'ombre que j'aperçois dans le salon, c'est bien mon père. Je chuchote en me retournant vers Edgar, qui remballe ses attributs dans son treillis :
— C'est mon père !
Il ouvre grand les yeux, en cherchant aux quatre coins de la pièce. C'est vite vu, ici, il n'y a qu'une fenêtre, et elle donne sur l'arrière de la maison. Il s'y dirige sur la pointe des pieds, et j'attrape mon caillou en repassant devant l'évier, avant de le suivre. À deux, on essaye d'ouvrir les battants sans un bruit, et des pas se rapprochent. Tout se précipite, l'adrénaline monte d'un cran, et je bouscule Edgar pour qu'il saute le premier. Maladroitement, une fois les deux pieds sur terre, il lève la main en signe de salutation, et j'enjambe le montant, pour sauter à mon tour. Je vois bien qu'Edgar s'étonne, mais immédiatement, en entendant la porte de la salle de bain s'ouvrir, j'attrape son poignet, et on rejoint en courant la pinède derrière.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant