Chapitre 45

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Dans Son Atelier, 

ELISABETH — Une fois de retour chez moi, je repense sans cesse à la chair blanche de ce marbre en tournant les pages d'une monographie de Bosch. Je suis de l'index chacun des personnages qui racontent une histoire, son histoire, ceux qui finissent dans les gosiers, qui mangent, qui dansent autour des monstres. Je me demande si dans cette fable, ce serait moi le monstre.

Je continue d'étudier mon livre, et je tombe sur une impressionnante reproduction du Chariot de Foin. Je glisse mon doigt sur Adam, qui palabre, puis sur Ève, la peau diaphane, blonde, et les similitudes avec le marbre de cet après-midi sont grandes. Le claquement dans ma poitrine s'élève, et les points noirs virevoltent sur mes rétines. Je me ramollis et frotte plus fort mon doigt sur l'image. Mais ce qui est navrant avec le papier, c'est sa difficulté à retranscrire ce qui est vrai. Une image, qu'est-ce que c'est finalement ? On pourrait le demander à Magritte, il se ferait un plaisir de rire.

Je sursaute quand j'entends frapper à la porte et me lève. Je regarde par la fenêtre, la nuit a commencé à s'épaissir, et Ben attend sagement. Je lui ouvre avec une expression crispée sur le visage. Il se penche sur le côté, les bras derrière le dos :

« Ton père m'a dit que tu étais là... euh, dans ce cabanon. Je... j'ai fait la misère à Fabien... je pense qu'il a compris. Je suis désolé. »

Je secoue la tête :

« C'est pas à toi de t'excuser. T'inquiète pas. »

Il pince les lèvres :

« Oui ! Je sais... mais... il a essayé de t'appeler et t'as pas répondu, et en fait, je me suis dit que tu étais peut-être vraiment dans le mal. J'ai aussi essayé de te joindre tout l'après-midi, mais... rien... je me suis dit que je pouvais passer, et que si tu voulais, on pouvait aller manger un bout. »

Je souris de côté, en sortant mon téléphone de ma poche pour le secouer devant lui :

« Plus de batterie. »

Il glousse :

« Ça t'arrive souvent, visiblement. »

J'acquiesce :

« Oui, je crois que mon téléphone demande à mourir. »

Je rejoins la multiprise pour brancher mon téléphone, et j'entends la voix de Ben derrière :

« Je peux rentrer ?

— Bah oui. »

Je suis à genoux et j'essaye de relancer ma machine qui s'obstine à rester inerte. Je redresse la tête, Ben scrute les lieux, sans un bruit, et je lui lance :

« Tu peux t'asseoir si tu veux. »

Je lui montre mon pouf à côté de mon matelas à demi dégonflé, mais il s'approche de moi et me tend MON carnet à dessin. Je le saisis au vol, en me décomposant et il justifie :

« Je l'ai trouvé coincé dans la porte du bar. J'ai pas compris. »

Je fronce les sourcils :

« T'es sûr ? »

Je crois que j'ai hurlé, un peu. Il lève les bras en l'air :

« Oui, oui ! Je te jure ! OK, ça paraît bizarre. Mais j'y peux rien. »

Je le feuillette en vitesse, et il y a de nouvelles notes. Je ne lis pas et le referme en claquant, persuadée que si je parcours ces mots maintenant, ça va causer en moi d'autres petits fossés qu'il faudra encore réparer. Mais, cependant, ça signifie que j'ai réellement une sorte de harceleur, ou un truc du genre, ou j'en sais rien, mais ça peut pas être Ben, il serait pas assez con pour me rendre le carnet à chaque fois, bien qu'il ait une drôle de passion pour les blagues à la con. Je finis par souffler en me disant que ça peut vraiment pas être lui, vu les remarques :

« C'est pas grave. »

Mon téléphone redémarre enfin correctement, et Ben se laisse tomber sur mon pouf, en continuant de scruter les lieux. Je lui propose :

« Tu veux une bière ? Elles ne sont pas fraîches, par contre. »

Il acquiesce et je pars fouiller dans l'étagère bancale qui fait le coin de la pièce. Je ne retrouve pas d'ouvre-bouteille, alors je lui donne fermée et il la décapsule avec son briquet. Il prend une première gorgée et je me pose sur mon tabouret, pendant qu'il frotte ses joues avec ses doigts, avant de dire :

« Je crois que... en fait, je suis pas sûr de comprendre, mais, tu vis là ? »

J'observe mon espace, mon lit défait, et mes réserves de gâteaux, je hausse les épaules :

« Bah, un peu. »

Il secoue la tête :

« Pourquoi ?

— Parce qu'il me faut bien un endroit pour dormir.

— C'est pas un endroit pour dormir ça.

— C'est plus un atelier, mais c'est pareil.

— Elisabeth, le sol c'est de la terre ! »

Je frotte mon pied par terre.

« Euh, oui.

— Enfin... c'est quoi le souci, c'est ton père qui t'a chassée ? Ou ? »

Je lui montre une toile accrochée au mur derrière lui, c'est une vue de Fos-sur-Mer que j'ai retravaillée en rendant les cuves à pétrole plus claires, comme de la peau humaine :

« T'en penses quoi ? »

Il se tourne et jette un œil rapidement :

« Elle est très bien ta toile, mais il s'agit pas de ça. »

Je me mets debout :

« Si, il s'agit de ça, t'en penses quoi, vraiment. J'aimerais ton avis, t'as même pas vraiment regardé. »

Il se relève et observe minutieusement la toile.

« Je sais pas quoi te dire... j'y connais pas grand-chose. C'est joli quoi.

— Mais on parle de si c'est joli ou pas.

— Non, effectivement, mais au début, on parlait de toi qui vis dans un taudis, alors qu'il y a une maison à côté.

— Et moi, je m'en fiche de ça ! »

Et il se fige, sur une zone plus loin dans mon atelier, avant de dire tremblant :

« Mais, c'est un piaf mort ça ? »

Je gonfle les joues, sachant par avance ce qui m'attend. Je tente tout de même une justification :

« C'est pour des études. »

Il prend la planche et se dirige vers la porte en maugréant :

« Tu dors là, ou tu fais pourrir des bestioles crevées ! Sérieux ! »

Je passe une main dans mes cheveux en ayant la forte envie de m'arracher la moitié de la tignasse, alors que Ben jette tout dehors rapidement. Je veux hurler, mais c'est trop tard. Le corps est perdu dans l'herbe et en morceaux. Je secoue les bras vivement devant lui :

« J'en avais besoin ! »

Il gesticule à son tour :

« Personne n'a besoin d'un oiseau en décomposition ! Ça va pas putain !

— Mais moi, si ! »

Il s'agrippe à mes épaules, au centre de la pièce, en disant fermement :

« Tu deviens timbrée là ! Faut te reprendre ! »

C'est plus de la colère qui me contraint les organes, mais de la rage, la vraie, et lui, il baisse la tête en soupirant :

« Je... je crois qu'on devrait prendre l'air. Tu veux bien ? On sort, t'as besoin de respirer. OK ? »

Il m'attrape par le poignet et le caresse de bas en haut. Les toiles de mon atelier deviennent soudainement monumentales, et elles m'effraient, celle de l'oiseau encore plus, comme si Ben avait raison, comme s'il y avait un vrai truc qui clochait en moi. Je me résigne à accepter de sortir, j'ai besoin de m'éloigner.

PETROLEUM [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant